vendredi, octobre 27, 2006

PETITE MÉTAPHYSIQUE DU MEURTRE, PAR ÉLIETTE ABÉCASSIS : IL EST DES LIVRES QUI DOIVENT DEMEURER VIVANTS


Il faut être un peu dingue pour s’engager dans la voie de la littérature. Cela nécessite aussi de solides encouragements, et la vie se charge parfois de ménager d’étranges rencontres. J’ai découvert Éliette Abécassis sur le plateau d’Ex-Libris le 9 novembre 1998. Le propos n’est pas ici de rentrer dans les détails mais je dois simplement dire que sans ses encouragements je n’aurais peut-être pas eu la volonté de me battre jusqu’à la publication de Zombie planète. C’est donc avec un sentiment de gratitude que je publie ici un texte déjà ancien. Mais aussi parce que le livre d’Éliette Abécassis n’a jamais été si actuel : en ce début du XXIeme siècle en effet la question du Mal se pose de manière prégnante. Au moment où le président iranien Ahmadinejad s’engage dans la course à l’arme atomique et émet dans le même temps des “doutes” sur la réalité de la Shoah, parlant au passage de “rayer Israël de la carte”, au moment où la Corée du Nord dominée par un régime totalitaire d’essence marxiste vient d’acquérir une capacité de destruction qui fait trembler l’Asie, tandis qu’en Irak le terrorisme tue chaque jour toujours plus de civils, que les Talibans reprennent l’offensive en Afghanistan, et parlerons-nous encore du Timor oriental ou des massacres perpétrés au Darfour, ou dans un passé récent des tragédies rwandaises et yougoslaves ?
En définitive la tentation est grande de voir le 11 septembre comme une métastase de la Shoah, en réalité la Seconde Guerre Mondiale se poursuit, jamais elle ne s’est terminée, tout au plus pourrions-nous distinguer une Troisième et une Quatrième phase. A ceux qui tentent d’expliquer pareille déraison par des analyses socio-économiques permettant de recycler la vulgate léniniste on peut opposer qu’une constante semble à l’œuvre sur les différents théâtres d’opérations : le nihilisme sous toutes ses formes. Hitler est sans doute mort dans un bunker en avril 1945 mais les démons qu’il a engendré sont bien vivants, et les journaux télévisés nous rappellent chaque jour leur présence.
Ce petit livre d’Éliette Abécassis a eu sur moi une influence considérable à un moment où je me détachais des “sciences humaines” pour me tourner vers la littérature, où je délaissais la “raison raisonnante” au profit de l’esthétique et de la métaphysique. Les questions qu’il pose hantent les pages de mon prochain roman, je réalise aujourd’hui qu’il est au centre de la “trilogie zombie planète”, il est donc temps d’exhumer cette modeste recension.

Richard F. Tabbi, Aix-en-Provence, 27 octobre 2006

Éliette Abécassis, Petite métaphysique du meurtre, Paris, PUF, 1998.

D’où vient le mal ? D’où vient que nous faisons le mal ? D’où vient le mal que nous faisons ? C’est sur cette triple interrogation que s’ouvre le livre d’Éliette Abécassis, petite révolution philosophique et gros pavé dans la mare des tenants de la rationalité historique. Car, pour reprendre les choses à leur principe, si Dieu ne peut être à l’origine du mal, le mal ne peut exister, il n’est que manque, privation, absence de bien comme nous le dit saint Augustin.
Or, cela ne résout pas la mystérieuse question : d’où vient le mal, d’où vient le meurtre ? Question à laquelle l’histoire ambitionne de répondre, mais sans suffisamment prendre la mesure d’un terrible danger : vouloir comprendre le mal, c’est vouloir l’expliquer, et donc le fonder et le justifier. Car l’histoire s’est bâtie autour de cette idée absurde que le passé peut être compris rationnellement et s’est bien souvent mise au service de l’idéologie, quelle qu’elle soit. Aussi l’histoire, c’est “la complicité dans le crime” et finalement le métier de l’historien n’est-il pas de “rendre le mal possible” ? Cette interrogation prend toute sa mesure lorsque l’on considère une certaine école historique allemande qui prétendit étudier la Shoah en évitant de prendre en compte “les intérêts des descendants à se faire passer pour des victimes” (Ernst Nolte). D’autres ont su éviter cet écueil, et à ce titre, les travaux de Raoul Hilberg posant plutôt la question du “comment ?” et renonçant à l’orgueilleuse démarche explicative du “pourquoi ?” méritent un hommage évident.
Reste que l’historien échoue à résoudre le problème du mal. Tout comme la mémoire, “en tant que vérité subjective transmise de bouche à oreille”, du reste, car en réalité on refuse d’entendre les paroles des déportés parce qu’elles sont insupportables à entendre, et on construit des objets, des monuments, des mémoriaux, tels le musée de l’Holocauste à Washington. Or “ces temples fondés en tous lieux sur la Shoah sont le signe d’une nouvelle religiosité, non pas fondée sur la vie, mais sur la douleur... l’émotion ne peut être le fondement d’un juste rapport d’extériorité au mal...” Nous sommes désormais dans l’univers du spectacle qui conduit irrémédiablement à l’oubli.
Et que dire de la justice, sublime lorsqu’elle donne la parole au bourreau et le défend, évitant la vengeance et permettant une maîtrise sociale du mal ? Lors des procès de Papon ou de Demjanjuk on a souligné les “invraisemblances dans les rapports des survivants, comme si l’ensemble de la chose - SHOAH - n’était pas invraisemblable”. Car la justice vient après le mal et “le mal se sert du temps pour agir : se perpétrer et se perpétuer”. La confusion règne alors que cinquante ans auparavant, la frontière entre le bien et le mal n’avait jamais été aussi évidente.
En définitive, face au mal radical, l’art même n’apporte pas de réponse. Ne pas représenter l’irreprésentable sous peine d’obscénité et de voyeurisme; ne pas écrire de poème après Auschwitz... Mais prendre le chemin inverse, transformer le mal en bien, le sublimer, ériger des Anti-monuments, c’est là le travail de l’artiste qui “sait que ce qui se produit sous ses yeux dans sa société a sa résonance dans l’univers”, il nous oblige à “ouvrir les yeux et (à) examiner les événements afin d’y voir les processus secrets, les catastrophes et les crises qu’entraînent la conduite des humains”.

Richard F. Tabbi, décembre 1998

Éliette Abécassis, normalienne et agrégée de philosophie a publié, outre cet essai, de nombreux romans dont : Qumran, 1996, L’or et la cendre, 1997, La Répudiée, 2000, Le Trésor du Temple, 2001, Mon Père, 2002, Clandestin, 2003, La Dernière Tribu, 2004 et Un Heureux Événement, 2005.

1 commentaire:

patrick a dit…

Sensation et sentiment ne sont que s'ils varis: de douleur à douceur;de répulsion à attraction.

www.pourquoiquelquechose.com