lundi, mars 31, 2008

PAUL AUSTER : LA NUIT DE L'ORACLE


Je n’avais plus lu Paul Auster depuis une éternité. Pourtant, à une époque, j’avais dévoré à la suite Mr Vertigo, Moon Palace (sans doute mon préféré), la Trilogie New Yorkaise, Leviathan... livres que je ne saurai trop conseiller, tant Auster a une manière de vous faire entrer dans un univers qui lui est propre et de vous emmener, y compris aux lisières du fantastique, comme pour Mr Vertigo, livre incroyable s’il en est.
Voilà quelques jours j’ai trouvé sous mon oreiller un paquet cadeau. Je me suis tourné vers ma femme, qui souriait, d’un air de conspiratrice. “C’est pour toi” m’a-t-elle dit. Il n’y avait pas de raison particulière à ce cadeau, en écrivant ceci je repense à un poème récent, dont je vous livre un mince extrait : “(...) c’est dire / que ma femme / doit porter des ailes / planquées / à l’intérieur / de ses omoplates / un ange / en mission secrète / sur la terre / qui consacre / une part / de son éternité / à un type / qui ne trouve pas / le temps / de se couper / les ongles / des pieds”. Bref, j’ai donc ouvert le paquet - qui était fait d’un beau papier bleu - et j’y ai trouvé LA NUIT DE L’ORACLE, de Paul Auster.
Il y a des livres que l’on aimerait avoir écrits, ils ne sont pas si nombreux, pour ma part “La nuit de l’oracle” en fait partie. Sidney Orr est écrivain, vit à Brooklyn, et se remet difficilement d’un grave accident de santé. Encore faible, il entre par hasard dans une papeterie tenue par un étrange Chinois (Mr Chang, ça ne s’invente pas) qui lui vend un non moins étrange cahier portugais bleu. Orr n’a plus écrit depuis de longs mois, il est convalescent, sujet à des saignements de nez fréquents, pour tout dire il revient d’entre les morts, un miraculé, pas encore tout à fait vivant. Lorsqu’il rentre chez lui il est littéralement absorbé par le cahier. Repensant à une idée de roman suggérée par l’un de ses amis écrivains (John Trause) (l’histoire d’un homme qui échappe à la mort et qui décide de reprendre sa vie à zéro en disparaissant, anecdote tirée d’un roman de Dashiel Hammett), Orr se met au travail et l’histoire naît sous ses doigts avec une facilité déconcertante.
Alors commence, pour nous lecteurs, le roman dans le roman. L’homme imaginé par Orr s’appelle Bowen, il échappe de peu à la mort lorsqu’une gargouille s’écrase à quelques centimètres de lui. Il prend alors la décision de reprendre la vie qui a failli lui être retirée. Il abandonne sa femme, son travail (il est éditeur) et prend l’avion pour Nulle Part, soit Kansas City. Il a emporté avec lui un manuscrit inédit écrit par Sylvia Maxwell au début du XXeme siècle, un auteur d’importance. Le manuscrit s’appelle “La nuit de l’oracle”. Bowen a rencontré la petite-fille de Maxwell, Rosa, il en est tombé amoureux. Arrivé à Kansas City il cherche à la joindre par tous les moyens. Mais les événements sont contre lui, sa femme, Eva, a fait annuler toutes ses cartes de crédit, il en est réduit à demander de l’aide au chauffeur de taxi qui l’a ramené de l’aéroport. C’est un noir corpulent qui habite dans un des quartiers déshérités de la ville. Et qui lui révèle qu’il dirige le Centre de Préservation Historique. Soit un souterrain dans lequel sont entreposés tous les annuaires téléphoniques, de tous les pays, de toutes les époques. “Cette pièce contient le monde, lui dit le Noir qui dit s’appeler Ed Victory, ou du moins une partie. Les noms des vivants et des morts...” Victory a libéré Dachau. avec son unité. C’est après cette vision de l’horreur absolue qu’il a conçu son projet, “c’était la fin de l’humanité, monsieur Belles Pompes. Dieu a détourné de nous son regard et il a abandonné le monde à jamais.”
Bowen devient l’employé de Victory et, tandis que sa femme le cherche, il classe et range des milliers d’annuaires sous la terre. Il a lu le manuscrit de Sylvia Maxwell et n’a de cesse de relire “La nuit de l’oracle” dès qu’il a un peu de répit. S’engage alors un troisième récit dans cette mise en abîme perpétuelle : Lemuel Flagg est un lieutenant anglais aveuglé par l’explosion d’un mortier lors de la Première Guerre Mondiale. La cécité lui donne un don de prophétie, il entre en transe et les images du futur l’investissent. Ses prophéties vont faire sa renommée, mais aussi son malheur puisqu’il a la vision de l’adultère que commettra sa future femme deux ans après leur mariage. A ce moment, sa future épouse est complètement innocente, inconsciente de l’acte qu’elle commettra dans l’avenir. Situation inextricable pour Flagg qui se suicide.
Sidney Orr est amoureux fou de sa femme, Grace. Sa propre vie trouve de curieuses résonances dans ce qu’il écrit, Grace rêve d’un lieu qui ressemble au Centre de Préservation Historique sans être au courant du projet littéraire de son mari. Comme celui de Bowen avant qu’il n’implose, le couple d’Orr vacille, sa femme a un comportement suspect et finit par disparaître comme Bowen a disparu. Chang entraîne Orr dans une beuverie qui se termine dans un bordel. Une Noire splendide lui fait une fellation. Le pouvoir du cahier bleu apparaît comme étant sans limite. Un pouvoir diabolique capable de faire sombrer lentement celui qui s’y soumet. Paul Auster est un immense écrivain, “La nuit de l’oracle sans doute un de ses meilleurs livres.

RF TABBI - droits réservés -

Paul AUSTER, “La nuit de l’oracle”, Actes Sud 2004, traduction de Christine Le Boeuf.

jeudi, mars 06, 2008

MILLION DOLLAR BABY, F.X. TOOLE


Il y a des livres qui suintent la sueur. Je pense à ceux de John Fante, par exemple, dont on sent qu’ils sortent des tripes, dont on sent qu’il sont la voix de ceux dont les mots sont rarement couchés sur les pages d’un roman. Ils livrent une vérité brute imprégnée de sang, d’odeurs, une littérature populaire au sens noble du terme. Qui peut mieux que Fante parler des conserveries de poisson de Los Angeles, dans lesquelles il a travaillé lorsqu’il était sans un ? Qui mieux que Charles Bukowski peut parler des quartiers de bœufs qu’il lui fallait se trimballer lorsqu’il prenait les boulots qui se présentaient à lui, parce que c’était une question de SURVIE ? C’est là une conception de la littérature bien évidemment incompréhensible aux ectoplasmes germanopratins dont le nom est gravé sur les verres du café de Flore. Alors, disons le tout net aux amateurs de Zeller, de Rey et autres, n’ouvrez pas ce livre, vous risqueriez de finir asphyxiés, laminés, KO...
F.X. TOOLE est le pseudonyme de JERRY BOYD (1930-2002), entraîneur de boxe, son livre a été salué par James Ellroy, rien de moins, grand amateur de boxe devant l’éternel. Sans doute faut-il vivre avant d’être écrivain, ce qu’a fait Boyd. Le résultat est colossal. Chacune des six nouvelles est un modèle du genre, essayez de tenir dix pages sur un combat de boxe, du premier au douzième round (“Combattre à Philly”). Vous êtes là, sur le ring, à prendre des directs en pleine tête, chaque mot vous défonce l’estomac, chaque virgule vous rentre dans les côtes. Vous êtes loin du pays où les écrivains détaillent les contours de leur nombril, et c’est délicieux. Bien sûr, la nouvelle éponyme, l’histoire de Margaret Mary Fitzgerald, adaptée au cinéma par Clint Eastwood, vous tirera des larmes. La tragédie rôde autour du ring, comme à chaque fois que les hommes - et les femmes - mettent leur vie en danger.
Mais Boyd est un vieux briscard qui a suffisamment fréquenté l’espèce humaine pour avoir les yeux en face des trous. “Traces de cordes” est un exact résumé du merdier multiethnique qui agite Los Angeles. Loin des rêves de nos belles âmes, les tensions sont vives, bien réelles, blancs, noirs, hispaniques, cohabitent difficilement, et la valeur humaine est sans aucune corrélation avec la couleur de peau. À ce propos, le portrait d’Air Jordan est saisissant, une belle ordure, archétype du gangsta raper, petit néofasciste faisant régner la terreur, ne supportant pas que d’autres, partageant la même couleur de peau, puissent s’en sortir. Pas facile d’être Noir aux États-Unis. Mais essayez d’être irlandais dans certains quartiers de Los Angeles, pour voir. La boxe, comme le roman noir, est un exact miroir de la société des hommes. Boyd et Ellroy l’ont compris.

Richard F. Tabbi
-droits réservés-

F.X. TOOLE, Million Dollar Baby, traduit de l’anglais par Bernard Cohen, Albin Michel, 2002

mercredi, mars 05, 2008

LE CORBEAU BLANC, d'ANDRZEJ STASIUK : l'Est, j'y reviens toujours...


Andrzej Stasiuk, né en 1960, appartient à une nouvelle génération d’écrivains polonais, pour partie héritiers d’auteurs essentiels tels Tadeusz Konwicki (né, lui, en 1926). L’absurdité glaçante du monde de Konwicki enseveli sous la chappe de plomb du totalitarisme communiste a enfanté des fantômes qui continuent de hanter la Pologne après la chute du rideau de fer.
On retrouve dans Le Corbeau blanc cinq trentenaires aux prises avec les années 90. Années de passage, livre de passage, ouverture des frontières imminente, le livre, justement, se situe à la frontière Sud de la Pologne, dans les montagnes, le froid, la neige, l’attente. Le prétexte : aucun. Une expédition absurde menée par cinq types fatigués de boire et de fumer au bout de la nuit à l’ombre du palais des peuples, dans cette Varsovie qui cloue les rêves des jeunes hommes. Il faudra résister, devenir maquisards. Résister à qui ? À quoi ? Wasyl Bandurko n’a pas la réponse, pas plus que Le Petit, Le Jars, Kostek ou le Narrateur.
L’absurdité qui est à l’origine de l’expédition en devient le nœud : le meurtre d’un garde-frontière, sans raison, parce qu’il neige, qu’il fait froid, parce ce qu’il faut RÉSISTER. Fuir, se planquer, les longues heures d’inactivité dans l’air glacial sont autant de moments où la mémoire ressurgit, car lorsque le présent s’effondre dans le non-sens, que reste-t-il sinon la mémoire ? Le Narrateur recompose ainsi les pièces du puzzle, l’origine du petit groupe, l’école primaire, Wazyl, le riche, dont la mère est membre du parti, Wasyl l’homosexuel, d’abord rejeté, brimé, puis devenu le “chef”, les autres, Le Jars, Le Petit, les premiers émois sexuels, les premières putains, les premières cuites, les maladies vénériennes, les cuites à n’en plus finir, l’absence d’espoir, les journées brûlées à fumer des “popularne”, l’entrée dans le monde du travail, le mariage, tout ce qui les a menés là, dans ces montagnes, à s’ennivrer une dernière fois dans une fuite éperdue vers une frontière qui n’est autre que celle de la mort.

Richard F. Tabbi - droits réservés

Andrzej Stasiuk, Le corbeau blanc, traduit du polonais par Agnieszka Zuk & Laurent Alaux, éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2007.