lundi, octobre 30, 2006

RELIRE KEROUAC : “Sur la route” ou le roman du mouvement (notes) / Jack Kerouac lisant "Sur la route" lors du Steve Allen Show, cliquez ici.


Il y a des livres qui vous suivent tout au long de votre vie, il y a des livres qui vous hantent, des livres qui demandent à être relus à intervalles réguliers, comme les bons disques, ceux qui restent dans votre oreille longtemps après l’écoute et qui un jour se retrouvent sur votre platine parce qu’un matin vous vous êtes réveillés avec un riff dans la tête et qu’il n’y a qu’une chose à faire, chercher dans la pile de CD entassés The idiot d’Iggy Pop ou le Heart of gold de Neil Young, le reste, tout le reste n’ayant qu’une importance relative. Ainsi en est-il de Sur la route de Jack Kerouac, ainsi en est-il des livres de Jack Kerouac, rappelons que Sur la route a été écrit en trois semaines, à un rythme effréné, sur un rouleau de télétype (afin de ne pas perdre de temps à changer les feuilles de la machine à écrire), rythme soutenu grâce à la benzédrine, performance athlétique donc, dopage compris, seven years on the road, three weeks to write... Lire Sur la route vous fait entrer dans une sorte de mouvement perpétuel, vous pourriez, après en avoir lu les 436 pages de l’édition française, revenir au début, et repartir aussitôt : “(...) alors je pense à Dean Moriarty, je pense même au Vieux Dean Moriarty, le père que nous n’avons jamais trouvé, je pense à Dean Moriarty.” / “J’ai connu Dean peu de temps après qu’on ait rompu ma femme et moi. J’étais à peine remis d’une grave maladie etc.” et vous voilà à nouveau embarqués dans le tourbillon, dans le mouvement : “Et il se coucha sur le volant et écrasa l’accélérateur; il était de nouveau dans son élément, c’était visible. On était tous aux anges, on savait tous qu’on laissait derrière nous le désordre et l’absurdité et qu’on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et dans le temps, j’entends le mouvement.” Rarement romancier aura été aussi avide de performance, trois semaines pour expulser un manuscrit de mille pages (bien sûr, Kerouac, en écrivain consciencieux a retravaillé son texte par la suite, l’éditeur, quant à lui, ne s’est pas privé de tailler dans le vif, notamment les passages explicitement sexuels, voire homosexuels...), une performance qui enterre définitivement les romanciers qui, issus du dix-neuvième siècle, écrivaient encore au pas, tandis que Kerouac fonçait tête baissée au rythme de la révolution des transports, Kerouac qui écrivait aussi vite que Dean Moriarty/Neil Cassady conduisait, Charles Bukowski lui-même ayant fait l’expérience de la folie de Cassady au volant (Journal d’un vieux dégueulasse). Il y a là quelque chose qui évoque la frénésie avec laquelle le jeune John Fante écrivait ses premiers romans dans les années trente, rivé à sa machine à écrire dix à douze heures d’affilée, se déshabillant au fur et à mesure pour finir à poil et en sueur. A chaque écrivain sa généalogie, son panthéon, sa mythologie, Philippe Djian en sait quelque chose, il y a les écrivains qui ont du souffle et il y a les autres, le souffle, le beat, le it : “un tumulte de notes et le saxo piqua le it et tout le monde comprit qu’il l’avait piqué. Dean se prenait la tête à deux mains dans la foule et c’était une foule en délire”. L’écriture comme un long chorus spasmodique, une improvisation à l’instar de la mystique ternaire qui habitait les clubs peuplés de musiciens noirs dans la longue nuit américaine des années 50 : “Des fleurs sacrées flottant dans l’air, tels étaient les visages épuisés dans l’aube de l’Amérique du jazz.” Rien de tel pour pénétrer la scansion qui caractérise l’écriture de Kerouac que de voir et revoir (et revoir...) cette extraordinaire archive qu’est sa participation au Steve Allen Show. Kerouac y lit la fin de Sur la route accompagné par le piano d’Allen et son orchestre, et là ce n’est plus un écrivain qui lit, c’est bien un joueur de sax qui choruse, que ceux qui ont des oreilles entendent, qu’ils se pénètrent de l’exceptionnel placement rythmique de Kerouac, de son phrasé, de sa musicalité : “(...) I think of Dean Moriarty, I - think - of - Dean - Moriarty...”
Richard F. Tabbi, 30 octobre 2006

vendredi, octobre 27, 2006

PETITE MÉTAPHYSIQUE DU MEURTRE, PAR ÉLIETTE ABÉCASSIS : IL EST DES LIVRES QUI DOIVENT DEMEURER VIVANTS


Il faut être un peu dingue pour s’engager dans la voie de la littérature. Cela nécessite aussi de solides encouragements, et la vie se charge parfois de ménager d’étranges rencontres. J’ai découvert Éliette Abécassis sur le plateau d’Ex-Libris le 9 novembre 1998. Le propos n’est pas ici de rentrer dans les détails mais je dois simplement dire que sans ses encouragements je n’aurais peut-être pas eu la volonté de me battre jusqu’à la publication de Zombie planète. C’est donc avec un sentiment de gratitude que je publie ici un texte déjà ancien. Mais aussi parce que le livre d’Éliette Abécassis n’a jamais été si actuel : en ce début du XXIeme siècle en effet la question du Mal se pose de manière prégnante. Au moment où le président iranien Ahmadinejad s’engage dans la course à l’arme atomique et émet dans le même temps des “doutes” sur la réalité de la Shoah, parlant au passage de “rayer Israël de la carte”, au moment où la Corée du Nord dominée par un régime totalitaire d’essence marxiste vient d’acquérir une capacité de destruction qui fait trembler l’Asie, tandis qu’en Irak le terrorisme tue chaque jour toujours plus de civils, que les Talibans reprennent l’offensive en Afghanistan, et parlerons-nous encore du Timor oriental ou des massacres perpétrés au Darfour, ou dans un passé récent des tragédies rwandaises et yougoslaves ?
En définitive la tentation est grande de voir le 11 septembre comme une métastase de la Shoah, en réalité la Seconde Guerre Mondiale se poursuit, jamais elle ne s’est terminée, tout au plus pourrions-nous distinguer une Troisième et une Quatrième phase. A ceux qui tentent d’expliquer pareille déraison par des analyses socio-économiques permettant de recycler la vulgate léniniste on peut opposer qu’une constante semble à l’œuvre sur les différents théâtres d’opérations : le nihilisme sous toutes ses formes. Hitler est sans doute mort dans un bunker en avril 1945 mais les démons qu’il a engendré sont bien vivants, et les journaux télévisés nous rappellent chaque jour leur présence.
Ce petit livre d’Éliette Abécassis a eu sur moi une influence considérable à un moment où je me détachais des “sciences humaines” pour me tourner vers la littérature, où je délaissais la “raison raisonnante” au profit de l’esthétique et de la métaphysique. Les questions qu’il pose hantent les pages de mon prochain roman, je réalise aujourd’hui qu’il est au centre de la “trilogie zombie planète”, il est donc temps d’exhumer cette modeste recension.

Richard F. Tabbi, Aix-en-Provence, 27 octobre 2006

Éliette Abécassis, Petite métaphysique du meurtre, Paris, PUF, 1998.

D’où vient le mal ? D’où vient que nous faisons le mal ? D’où vient le mal que nous faisons ? C’est sur cette triple interrogation que s’ouvre le livre d’Éliette Abécassis, petite révolution philosophique et gros pavé dans la mare des tenants de la rationalité historique. Car, pour reprendre les choses à leur principe, si Dieu ne peut être à l’origine du mal, le mal ne peut exister, il n’est que manque, privation, absence de bien comme nous le dit saint Augustin.
Or, cela ne résout pas la mystérieuse question : d’où vient le mal, d’où vient le meurtre ? Question à laquelle l’histoire ambitionne de répondre, mais sans suffisamment prendre la mesure d’un terrible danger : vouloir comprendre le mal, c’est vouloir l’expliquer, et donc le fonder et le justifier. Car l’histoire s’est bâtie autour de cette idée absurde que le passé peut être compris rationnellement et s’est bien souvent mise au service de l’idéologie, quelle qu’elle soit. Aussi l’histoire, c’est “la complicité dans le crime” et finalement le métier de l’historien n’est-il pas de “rendre le mal possible” ? Cette interrogation prend toute sa mesure lorsque l’on considère une certaine école historique allemande qui prétendit étudier la Shoah en évitant de prendre en compte “les intérêts des descendants à se faire passer pour des victimes” (Ernst Nolte). D’autres ont su éviter cet écueil, et à ce titre, les travaux de Raoul Hilberg posant plutôt la question du “comment ?” et renonçant à l’orgueilleuse démarche explicative du “pourquoi ?” méritent un hommage évident.
Reste que l’historien échoue à résoudre le problème du mal. Tout comme la mémoire, “en tant que vérité subjective transmise de bouche à oreille”, du reste, car en réalité on refuse d’entendre les paroles des déportés parce qu’elles sont insupportables à entendre, et on construit des objets, des monuments, des mémoriaux, tels le musée de l’Holocauste à Washington. Or “ces temples fondés en tous lieux sur la Shoah sont le signe d’une nouvelle religiosité, non pas fondée sur la vie, mais sur la douleur... l’émotion ne peut être le fondement d’un juste rapport d’extériorité au mal...” Nous sommes désormais dans l’univers du spectacle qui conduit irrémédiablement à l’oubli.
Et que dire de la justice, sublime lorsqu’elle donne la parole au bourreau et le défend, évitant la vengeance et permettant une maîtrise sociale du mal ? Lors des procès de Papon ou de Demjanjuk on a souligné les “invraisemblances dans les rapports des survivants, comme si l’ensemble de la chose - SHOAH - n’était pas invraisemblable”. Car la justice vient après le mal et “le mal se sert du temps pour agir : se perpétrer et se perpétuer”. La confusion règne alors que cinquante ans auparavant, la frontière entre le bien et le mal n’avait jamais été aussi évidente.
En définitive, face au mal radical, l’art même n’apporte pas de réponse. Ne pas représenter l’irreprésentable sous peine d’obscénité et de voyeurisme; ne pas écrire de poème après Auschwitz... Mais prendre le chemin inverse, transformer le mal en bien, le sublimer, ériger des Anti-monuments, c’est là le travail de l’artiste qui “sait que ce qui se produit sous ses yeux dans sa société a sa résonance dans l’univers”, il nous oblige à “ouvrir les yeux et (à) examiner les événements afin d’y voir les processus secrets, les catastrophes et les crises qu’entraînent la conduite des humains”.

Richard F. Tabbi, décembre 1998

Éliette Abécassis, normalienne et agrégée de philosophie a publié, outre cet essai, de nombreux romans dont : Qumran, 1996, L’or et la cendre, 1997, La Répudiée, 2000, Le Trésor du Temple, 2001, Mon Père, 2002, Clandestin, 2003, La Dernière Tribu, 2004 et Un Heureux Événement, 2005.