dimanche, mai 10, 2009

IDENTITÉS, une anthologie dirigée par Lucie CHENU


L’identité est une question centrale. Elle se pose avec acuité à notre civilisation occidentale en ce début de XXIeme siècle. Que l’on regarde le terrifiant vingtième siècle qui a multiplié les massacres au cœur desquels se trouvait le catalyseur identitaire, Arménie, Bosnie, Rwanda, le plus emblématique étant la Shoah, sans oublier les manigances de Staline, le “Petit Père des Peuples” ayant à son actif une longue liste de déplacements de populations à l’intérieur de l’ex-URSS et de meurtres à grande échelle. Aujourd’hui la notion d’identité résonne à un moment où les mouvements démographiques sont tels qu’ils impliquent des réactions politiques spectaculairement médiatisées et imposent un nouveau langage à l’égard des minorités. Pourtant, l’identité n’est pas simplement affaire de couleur de peau, de nationalité, ou de croyance. Elle est ce qui nous constitue au plus profond, elle fait appel pour la cerner à la sociologie, certes, mais aussi à la psychanalyse, à la génétique, à la neurologie... Au-delà, et si l’on quitte le champ des sciences - molles ou dures -, la littérature, et en particulier les littératures de l’imaginaire, offrent une palette de réponses à la question identitaire. C’est là l’objet de cette anthologie.

La première partie, IDENTITÉS MEURTRI(ÈR)ES, tourne autour des notions de différence / exclusion. L’excellente nouvelle de Jess KAAN est à ce propos un modèle du genre. KAAN, avec une grande intelligence, montre comment on peut être exclu dans son propre pays, sans répondre aux critères en vigueur chez les microcéphales du politiquement correct, à savoir black/beur/banlieue/etc. Il met en lumière une crise profonde de l’identité occidentale et nul mieux que lui, à mon sens, ne pouvait ouvrir le recueil (on passera rapidement sur le texte de Jean-Pierre Andrevon que l’on imagine très bien chanté par Cali et Lio à l’octave). Il est tragique en effet de voir le monde autour de soi se déliter et de ne plus y trouver sa place. Car notre identité s’inscrit aussi dans une histoire, des valeurs, des références communes.
Il sera difficile, dans le cadre de cette chronique, de citer tous les auteurs. Aussi irons-nous vers les plus représentatifs, ceux qui proposent les textes les plus achevés du recueil. Parmi ceux-ci, Jérôme NOIREZ signe un texte extraordinaire, “L’exécrable”, chronique d’un monde post-révolutionnaire où les lieux changent de nom au gré des révolutions, voire le perdent tout bonnement, un monde où un peuple, les lighturs, fait figure de paria. Considérés comme des sous-hommes, battus en permanence par la soldatesque, les lighturs ont la capacité de voir des flots de sang aux endroits où il a coulé, autrefois. Imaginez ce monde dans lequel se sont perpétrés massacres sur massacres au fil des siècles et des convulsions idéologiques, imaginez ce monde où les poètes sont les pires bourreaux, les pires ordures, imaginez ce monde où le ciel a la couleur du sang. Ceci à l’adresse de ceux qui croient encore que la science-fiction (en l’occurence on a ici l’impression d’avoir plutôt affaire à une littérature post-exotique) nous parle du futur...

La deuxième partie de cette anthologie, IDENTITÉS-MIROIR, IDENTITÉ-MÉMOIRE, aborde un élément essentiel de la personnalité : les souvenirs. Ainsi, l’androïde d’Antoine LENCOU dans “Droit du sang” tue-t-il pour exister car “lorsque l’on naît avec une mémoire déjà remplie, un rôle établi, presque une vocation, comment faire la différence entre les souvenirs réels et une simple information” ? Cet androïde humain, trop humain, en raison d’une “naissance” particulière accède à la conscience et se sent désespérément seul. L’émotion du meurtre, sans doute, donne un sentiment d’existence particulier. Au moment où les japonais mettent au point une délicieuse androïde aux mensurations idéales la question de l’identité des organismes synthétiques se pose déjà avec acuité, aujourd’hui, en 2009. On pense évidemment à Philip K. Dick, à l’excellente adaptation cinématographique qu’est Blade Runner. Antoine LENCOU a signé là un texte profond, et troublant.
LI-CAM nous emmène dans un monde d’après, après la psy-bomb, virus bio-technologique qui a transformé une partie de l’humanité en déviants, soit des brutes sanguinaires sans conscience du mal, capables de s’entretuer pour une simple broutille. Parqués de l’autre côté de la “frontière”, les déviants “ont droit au même traitement que les baleines ou les éléphants, ils sont anesthésiés, parqués, recensés, puis relâchés...” Tamika a survécu au milieu des déviants, sans pour autant succomber au virus. En elle, peut-être, se trouve la solution capable de sauver l’humanité. Sa capacité de résilience et sa connaissance des déviants en font un être à part. Quant aux déviants, sont-ils encore nos frères en humanité ou de simples organismes infectés, vides de toute conscience ?
Lionel DAVOUST, dans “Bataille pour un souvenir” met en scène des “guerriers-mémoire” qui laissent une part de leurs souvenirs sur le champ de bataille. C’est donc à chaque fois une part d’eux-même qu’ils perdent en abattant leurs armes sur leurs adversaires. Or, celui qui n’a plus de souvenir n’a plus de conscience, et c’est alors la fin.

La troisième partie, MIROIRS BRISÉS-PUZZLE ÉCLATÉS, donne à lire des textes où l’identité, justement, vole en éclat. Ainsi l’inquiétant “Plastic Doll” de Denis LABBÉ. Mia, jeune fugueuse, porte les cicatrices que le monde réserve à ceux que l’amour a oubliés. Violée par son père, confrontée à la violence des adultes, à la drogue, à la rue, elle possède une poupée-miroir : “Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à opérer CarolineMélanieSophie (...). Son premier tatouage. Sur la joue gauche. Là où il avait posé sa grosse patte puante et calleuse sur la mienne.” CarolineMélanieSo’ finira par porter les stigmates de Mia, elle l’accompagne dans toutes ses fugues, toutes ses aventures, et en récolte de nouvelles cicatrices, de nouvelles blessures. Au bout de la route, au bout de la souffrance, la folie sera comme le dernier refuge, le dernier rempart contre la douleur : “Je me demande comment ils vont faire pour l’aider à venir au monde. la cicatrice sur mon ventre n’est pas encore totalement refermée. (...) Car Caro est sage à l’intérieur de mon ventre et je sais qu’elle sera une enfant absolument adorable.”
Ludovic LAVAISSIÈRE, pour sa part, nous entraîne dans les méandres de l’histoire, de la guerre de Crimée à l’avènement du nazisme. Avec le talent qu’on lui connaît, il mêle des événements historiques bien réels à des incises fantastiques troublantes. Ainsi Caïn, premier meurtrier de l’histoire, apparaît-il en tatoueur au sang corrompu au sein d’un cirque de monstres itinérant qui n’est pas sans rappeler le Freaks de Tod Brownig. Son contrepoint, son alter luminosus, n’est autre que Voïsvet Anastassi, albinos affublé de deux protubérances saillant de ses omoplates, mort-né revenu à la vie, immortel, ange perdu aux confins des Russies. C’est une femme, la belle Yuliana, qui va provoquer la rencontre entre les deux - hommes ? -. Le drame - shakespearien - donne à cette romance gothique une dimension universelle. D’autant que, on s’en doute, nous n’en avons pas fini avec les méfaits de Caïn, révolté contre Dieu et épousant la cause du sombre Reich.
Enfin, FREDGEV nous livre un récit hallucinant de délire schizophrénique, lorsque la (les ?) personnalité(s) éclate(nt), lorsque le réel se mue en kaléidoscope, lorsque l’ici et le maintenant vibrent sur une ligne mouvante et incertaine. Alors, l’identité n’est plus qu’une cavité ouverte comme le pensent les Indiens Bororos d’Amazonie et comme l’ont confirmé les travaux de José M.R. Delgado : “chaque personne est un composé transitoire de matériaux empruntés à l’environnement”. À nous de tenter de déterminer quels sont les matériaux qui forment le faisceau identitaire.

Au final, une anthologie trans-genre riche et variée, homogène, qui offre des textes d’une grande qualité littéraire. Une manière aussi de découvrir d’excellents auteurs qui n’ont pas toujours la faveur des médias, mais qui se situent à des années-lumières des torchons publiés par la Fédération des Auteurs Bankables, de Marc Levy à Florian Zeller. On ne saurait que trop inciter les lecteurs à la curiosité en leur intimant de se précipiter pour commander ce recueil.

IDENTITÉS, anthologie dirigée par Lucie CHENU,
textes de René BEAULIEU, Constance BLOCH, Jean-Michel CALVEZ, Orson Scott CARD, Sophie DABAT, Lionel DAVOUST, Claude ECKEN, FREDGEV, Pierre GÉVART, Tepthida HAY, Jess KAAN, Denis LABBÉ, Léo LAMARCHE, Ludovic LAVAISSIÈRE, Alain LE BUSSY, Antoire LENCOU, LI-CAM, Carl LOUVIER, Claude MAMIER, Jean MILLEMANN, Sylvie MILLER, Jérôme NOIREZ, Michèle SÉBAL, Pierre-Alexandre SICART, Estelle VAL DE GOMIS, Philippe WARD, et une chanson de Jean-Pierre ANDREVON,
éditions Glyphes, Paris, 2009, coll “Imaginaires”, 22 euros.

Richard TABBI