dimanche, août 06, 2006

POUR CONTINUER LES PARTICULES : un article de Richard F. Tabbi publié dans le Bulletin des Amis de Michel Houellebecq


NOTES SUR LA DISPARITION DE L’HUMANITÉ ET L’AVÈNEMENT D’UNE SOCIÉTÉ POST-HUMAINE

“Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l’humanité, nous vivons. À l’estimation des hommes, nous vivons heureux; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l’égoïsme, de la cruauté et de la colère; nous vivons de toute façon une vie différente (...) Aux humains de l’ancienne race, notre monde fait l’effet d’un paradis. Il nous arrive d’ailleurs parfois de nous qualifier nous-mêmes - sur un mode, il est vrai, légèrement humoristique - de ce nom de “dieux” qui les avait tant fait rêver.”
Michel Houellebecq, Les particules élémentaires

Grâce aux travaux de Michel Djerzinski, relayés et vulgarisés par Frédéric Hubczejak, l’humanité a donc laissé la place à une nouvelle espèce, immortelle, et délivrée de la reproduction sexuée (non du plaisir). Les romans de Michel Houellebecq posent des questions précises : sociologiques, économiques, scientifiques. Dans le cas des Particules on peut s’interroger sur la conclusion du livre, non pas en termes éthiques, mais sur la manière dont science et littérature sont mises en relation. Dans ce cadre, il est intéressant d’imaginer ce que serait cette société de “nouveaux dieux”.
Mais pour cela il convient d’abord de prendre un contrepoint, en l’occurence l’humanité souffrante vouée par Michel Houellebecq à la disparition. Depuis les australopithèques, en passant par les différents types d’homo, pour finalement aboutir à l’homo sapiens sapiens, demandons-nous quel est le moteur de l’évolution génétique qui a projeté quelques primates dans une aventure qui les a conduit à une maîtrise de plus en plus grande de leurs besoins et de leur environnement, et maintenant au déchiffrage du code génétique de l’espèce ? N’est-ce pas la faim, la souffrance, l’hostilité de l’environnement qui les ont conduit à améliorer sans cesse leurs conditions d’existence ? N’est-ce pas l’adversité, la haine, la guerre, la concurrence d’autres prédateurs, et non des moindres (ours, tigres, loups) qui ont amené à la maîtrise de l’outil, de moyens de défense aussi, afin de protéger les plus faibles, et notamment les femelles dépositaires de l’avenir de l’espèce ? N’est-ce pas en défintive tout ce que l’humanisme moderne condamne - agressivité, mentalité guerrière, esprit de compétition - qui est suceptible à terme de faire quitter son berceau à l’humanité ?
Les scientifiques sont peu ou prou d’accord pour admettre que le passage à une nourriture carnée riche en protéines a favorisé la croissance du cerveau, transition qui s’inscrit dans une logique de meurtre et de lutte pour les territoires de chasse. La compétition est consubstantielle à l’homme, elle s’inscrit autant dans son histoire que dans ses gênes. Bien sûr, on pourrait disserter avec Bachelard à propos du nécessaire et du superflu, n’empêche que la nécessité de survivre a forgé les générations de pré-humains et d’humains, sélectionnant en cela les plus forts, les plus adaptés, en dernière analyse les plus intelligents. D’où le formidable développement technique, la maîtrise de l’outil aboutissant à une maîtrise technologique dont l’Occcident est aujourd’hui le dépositaire. Une maîtrise technologique qui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité est susceptible d’éradiquer celle-ci dans une conflagration apocalyptique, mais aussi capable à terme d’exporter les gènes humanoïdes à travers l’espace et le temps (avec d’ailleurs la possibilité de créer des mutations adaptatives en fonction de nouveaux environnements, ainsi des humains à quatre bras et donc quatre mains, pour évoluer en apesanteur, ou recouverts d’écailles les protégeant des rayons cosmiques pour ceux qui iront explorer des mondes lointains). Ainsi l’humanité n’a jamais été si près de la Chute, mais aussi de l’accession au statut supérieur de créateur, on n’osera parler de “dieu”, même si le mot s’impose d’emblée, créant ainsi un pont entre la science et la théologie1 .
Pour revenir au roman de Michel Houellebecq, que suggère-t-il de cette post-humanité ? Des êtres immortels vivant dans un parfait bonheur, saturés de zones érogènes suggérant des possibilités de plaisir infinies, ne connaissant ni cruauté, ni envie, ni colère. Une création in vitro : dans un espace donné apparaît pour un temps illimité un groupe d’individus, jumeaux génétiques, pouvant à satiété s’adonner à la Science, à l’Art, au Plaisir. Le tout sous une forme communautaire qui est imprimée dans les gènes des créatures. Or, la question que l’on peut se poser est celle-ci : quid du moteur ? Qu’est-ce qui va amener cette post-humanité à se dépasser à nouveau ? C’est là une question légitime, à moins de considérer que là est atteint le point ultime de toute évolution (le point Oméga ?), ce qui est absurde. Une telle quiétude, une telle existence, si paisible, ne rendra-t-elle pas ces post-humains totalement désarmés face à une menace extérieure ? Sans stimulant de type compétitf, sans émulation, ne verra-t-on pas cette “société” regresser, que ce soit au plan technique, au plan moral, au plan socio-politique ? Rappelons-nous les catastrophes engendrées par les tentatives de construction de sociétés égalitaires. La démotivation des individus, la régression des dites sociétés, auxquelles une redynamisation salutaire a été insuflée par l’injection de l’économie dite de marché, c’est à dire de la compétition, de la concurrence, est en elle-même éloquente. C’est en redonnant l’initiative aux individus, et la possibilité de s’affronter dans une confrontation économique, sociale, intellectuelle (c’est d’ailleurs là un puissant substitut au penchant guerrier, à la violence, comme le sport peut l’être) que certains ex-pays de l’Est se sont mis à nouveau en mouvement, se sont remis à créer des richesses, et par conséquent à dispenser du bien-être à leurs habitants. Précisons qu’il s’agit là d’une constatation qui n’a rien d’une apologie, il n’y a pas lieu d’être frappé de cécité au regard des problèmes bien réels générés par l’introduction du capitalisme et l’agrégation à l’économie globalisée.
Si l’on se recentre sur les post-humains houellebecquiens, il s’agit là d’une société de type communiste qui risque la stagnation à tous points de vue. On imagine une sorte de nouvel Eden sans pomme et sans serpent, d’où l’effort est banni. Un monde dans lequel sans aucun doute les possibilités d’un développement hyperbolique de l’intelligence sont réunies, sans pour cela qu’une telle évolution soit garantie. Le dauphin est un mammifère supérieurement intelligent, également doué de vives émotions, à l’instar des humains. Pourtant, une adaptation quasi-parfaite à son milieu a annihilé chez lui toute possibilité de créer une technologie pour la bonne et simple raison qu’il n’en a pas besoin. Hélas, les dauphins pris dans des filets se laissent mourir. C’est ce qui risque de se produire pour ces êtres paisibles appelés à nous succéder, pour peu qu’ils soient confrontés à des prédateurs ayant gardé intact leur instinct.
Bien sûr, ce ne sont là que quelques réflexions terre-à-terre d’un humain bien trop humain pour imaginer une forme de vie radicalement diffférente du cloaque dans lequel il patauge. Reste que le livre de Michel Houellebecq se termine sur une utopie. Il pose bien entendu des questions d’une extraordinaire importance, on oserait même écrire : les seules questions véritablement importantes. Sa clairvoyance pointe à juste titre la révolution génétique qui nous attend. Mais cette post-humanité idéale est avant tout littéraire, et cela vaut, il me semble, pour beaucoup de ce qu’écrit Michel Houellebecq, pour toute création romanesque. C’est là l’origine de nombreux malentendus. L’artiste est seul face à sa création, ses outils sont l’imagination, la liberté, et le style (ou le non-style). Il fonctionne en premier lieu avec son intuition, et en cela n’a aucun besoin de démontrer ou justifier son point de vue. Le livre existe, il appartient au temps. “Je change souvent d’avis” disait récemment Michel Houellebecq lors d’une interview diffusée tardivement sur une chaîne privée.
(to be continued...)

Richard F.Tabbi, septembre 2003
Article publié dans Houelle, bulletin de l'Association des Amis de Michel Houellebecq

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