mardi, juin 16, 2009

ÉQUILIBRES STATIQUES, par Simon DETREZ : C'EST DU BELGE ET C'EST DU BON !



Francophonie. En voilà un mot qui plaît quand vous parlez littérature. L’écrire va sans doute valoir à ce blog la considération distinguée du tout-web-littéraire. Mais parlant de langue, en voilà un qui affiche une maîtrise hors-pair. Simon DETREZ livre dans ce recueil 9 nouvelles, ou plutôt 9 petits bijoux ciselés, d’un nihilisme forcené, d’une beauté, parfois, à couper le souffle.
Ainsi le court interlude L’ANNIVERSAIRE D’AMBRA dessine-t-il une inquiétante trame onirique à la conclusion inattendue. DETREZ dynamite ce bon Grégoire Samsa en renversant la tendance et nous entraîne dans les méandres des rêves d’un insecte : “Sur l’horloge du salon qu’il occupait depuis deux jours il regarda l’heure : oui, il était presque temps de partir au boulot.” On laissera l’exégèse sociale aux professionnels de la vivisection littéraire.
La meilleure nouvelle du recueil est, à mon sens, PAPA NE VIENDRA PAS. Emmy est une petite fille vivant chez sa grand-mère. Son existence est planifiée dans les moindres détails, comme si elle n’avait pas une précieuse seconde à perdre. Et de fait, le monde d’Emmy est régi par une terrible menace : “À midi je suis descendue regarder la télévision et mesurer l’avancée de l’épidémie”. Ainsi son programme comporte-t-il le fait de jouer avec ses poupées : “C’est ainsi que Jessica, désormais handicapée, fut amputée d’une jambe, que je coupai au cutter au niveau du genou et dont j’enveloppai le moignon d’une courte bandelette de gaze.” On le voit, les poupées d’Emmy ont un comportement étrange, pour des poupées, l’une d’entre elles est lesbienne, une autre nymphomane... Lorsqu’Emmy programme un échange général de vêtements, la situation lui échappe.
Dans son programme figure également du dessin. Son œuvre : “des pompiers encerclaient une tour en feu de laquelle des gens tentaient d’échapper par les fenêtres en battant l’air ridiculement à l’aide d’ailes en carton fabriquées à la hâte.” Emmy terrifie l’aide ménagère de sa grand’mère, il faut dire que ça n’est pas sans raison : “Le lendemain c’était Sainte Armande, nouvelle lune (...) jour de sacrifice. Comme à chaque occasion, j’ai tranché le cou d’un poulet avec un hachoir avant de l’étriper et lancer ses viscères en l’air.” On se dit que pour une petite fille, lutter contre une épidémie est peu de chose face à un “papa qui jamais ne venait”. L’épilogue se déroule sous le regard de Dieu, lors de la messe consacrée aux premières victimes de l’épidémie. “J’avais les yeux mi-clos quand quelqu’un s’est mis à tousser dans les rangs”...
Le reste du recueil est à l’avenant, du très bon, de l’excellent. Mention spéciale pour PARANO BILLY ? qui clôt le livre. Billy, nouvelliste de son état (tiens, tiens), aux prises avec les exigences de la vie de couple, écartelé entre la Vie et l’Écriture. Billy, pour qui la fiction et la réalité se mélangent dans un joyeux bordel. Pas de doute, Simon DETREZ a la classe, celle des grands, des cadors. Je vais reprendre mon antienne, mais putain, si au lieu d’acheter les éjaculats des muges qui tiennent la tête de gondole le lectorat s’intéressait à des mecs comme Simon DETREZ, voilà qui ferait du bien à la planète, et ce sans remplir les poche de Yan Tartuffe Bertrand. Bref, tant de talent mérite un procès en bonne et due forme.

PROCÈS PUBLIC DU KAMARAD SIMON DETREZ
(L’AUTOCRITIQUE EST VIVEMENT RECOMMANDÉE)


1-Accusé Detrez, présentez-vous aux kamarads lecteurs de ce blog

SD : 37 ans, belge, ancien chroniqueur rock, Dj quand je le peux, fonctionnaire à la solde de la Communauté française, bipolaire, bordélique, borderline…(ça devrait jouer dans les circonstances atténuantes).

2-Confessez vos lectures et vos influences

SD : Au classement général (mais dans un ordre aléatoire) : La Nausée de Sartre, Le grand cahier d’Agota Kristof, L’Attrape-cœur (et les Nouvelles) de Salinger, Passer l’hiver d’Olivier Adam, La télévision de Jean-Philippe Toussaint, Chroniques de l’Oiseau à ressort de Murakami, Le pigeon de Süskind. A l’analyse : du glauque, du désarroi et de la folie nonchalante.
En musique, on tourne probablement avec les mêmes ingrédients. Je voue une admiration sans borne pour l’œuvre désabusée d’Arab Strap, pour le dark folk de 16 Horsepower et Wovenhand, pour Current 93 (ah leur mention dans le dernier Djian ça m’a soufflé), pour la simplicité poignante de Smog et de Spain (leurs « Blue Moods… »), pour la noise accablante de Slowdive, les cafards de The Black heart procession, mais aussi pour l’electro complexe de Boards Of Canada, de The Knife et de Bowery Electric, et j’en passe et des meilleurs … Mention spéciale aussi pour l’album « Quelque Part » de Mendelson, source effroyable d’inspiration.

3-Avouez les sombres raisons qui vous ont amené à l’écriture

SD : Au début probablement par ennui. Ensuite par besoin de plaire. Et puis peut être parce qu’on m’a dit à plusieurs reprises de continuer… Quoiqu’il en soit, je vous le dis sans détours : si je sors d’ici, je recommencerai.

Simon Detrez, Équilibres statiques, editions Chloé des Lys, 2008, 18,10 Euros

dimanche, mai 10, 2009

IDENTITÉS, une anthologie dirigée par Lucie CHENU


L’identité est une question centrale. Elle se pose avec acuité à notre civilisation occidentale en ce début de XXIeme siècle. Que l’on regarde le terrifiant vingtième siècle qui a multiplié les massacres au cœur desquels se trouvait le catalyseur identitaire, Arménie, Bosnie, Rwanda, le plus emblématique étant la Shoah, sans oublier les manigances de Staline, le “Petit Père des Peuples” ayant à son actif une longue liste de déplacements de populations à l’intérieur de l’ex-URSS et de meurtres à grande échelle. Aujourd’hui la notion d’identité résonne à un moment où les mouvements démographiques sont tels qu’ils impliquent des réactions politiques spectaculairement médiatisées et imposent un nouveau langage à l’égard des minorités. Pourtant, l’identité n’est pas simplement affaire de couleur de peau, de nationalité, ou de croyance. Elle est ce qui nous constitue au plus profond, elle fait appel pour la cerner à la sociologie, certes, mais aussi à la psychanalyse, à la génétique, à la neurologie... Au-delà, et si l’on quitte le champ des sciences - molles ou dures -, la littérature, et en particulier les littératures de l’imaginaire, offrent une palette de réponses à la question identitaire. C’est là l’objet de cette anthologie.

La première partie, IDENTITÉS MEURTRI(ÈR)ES, tourne autour des notions de différence / exclusion. L’excellente nouvelle de Jess KAAN est à ce propos un modèle du genre. KAAN, avec une grande intelligence, montre comment on peut être exclu dans son propre pays, sans répondre aux critères en vigueur chez les microcéphales du politiquement correct, à savoir black/beur/banlieue/etc. Il met en lumière une crise profonde de l’identité occidentale et nul mieux que lui, à mon sens, ne pouvait ouvrir le recueil (on passera rapidement sur le texte de Jean-Pierre Andrevon que l’on imagine très bien chanté par Cali et Lio à l’octave). Il est tragique en effet de voir le monde autour de soi se déliter et de ne plus y trouver sa place. Car notre identité s’inscrit aussi dans une histoire, des valeurs, des références communes.
Il sera difficile, dans le cadre de cette chronique, de citer tous les auteurs. Aussi irons-nous vers les plus représentatifs, ceux qui proposent les textes les plus achevés du recueil. Parmi ceux-ci, Jérôme NOIREZ signe un texte extraordinaire, “L’exécrable”, chronique d’un monde post-révolutionnaire où les lieux changent de nom au gré des révolutions, voire le perdent tout bonnement, un monde où un peuple, les lighturs, fait figure de paria. Considérés comme des sous-hommes, battus en permanence par la soldatesque, les lighturs ont la capacité de voir des flots de sang aux endroits où il a coulé, autrefois. Imaginez ce monde dans lequel se sont perpétrés massacres sur massacres au fil des siècles et des convulsions idéologiques, imaginez ce monde où les poètes sont les pires bourreaux, les pires ordures, imaginez ce monde où le ciel a la couleur du sang. Ceci à l’adresse de ceux qui croient encore que la science-fiction (en l’occurence on a ici l’impression d’avoir plutôt affaire à une littérature post-exotique) nous parle du futur...

La deuxième partie de cette anthologie, IDENTITÉS-MIROIR, IDENTITÉ-MÉMOIRE, aborde un élément essentiel de la personnalité : les souvenirs. Ainsi, l’androïde d’Antoine LENCOU dans “Droit du sang” tue-t-il pour exister car “lorsque l’on naît avec une mémoire déjà remplie, un rôle établi, presque une vocation, comment faire la différence entre les souvenirs réels et une simple information” ? Cet androïde humain, trop humain, en raison d’une “naissance” particulière accède à la conscience et se sent désespérément seul. L’émotion du meurtre, sans doute, donne un sentiment d’existence particulier. Au moment où les japonais mettent au point une délicieuse androïde aux mensurations idéales la question de l’identité des organismes synthétiques se pose déjà avec acuité, aujourd’hui, en 2009. On pense évidemment à Philip K. Dick, à l’excellente adaptation cinématographique qu’est Blade Runner. Antoine LENCOU a signé là un texte profond, et troublant.
LI-CAM nous emmène dans un monde d’après, après la psy-bomb, virus bio-technologique qui a transformé une partie de l’humanité en déviants, soit des brutes sanguinaires sans conscience du mal, capables de s’entretuer pour une simple broutille. Parqués de l’autre côté de la “frontière”, les déviants “ont droit au même traitement que les baleines ou les éléphants, ils sont anesthésiés, parqués, recensés, puis relâchés...” Tamika a survécu au milieu des déviants, sans pour autant succomber au virus. En elle, peut-être, se trouve la solution capable de sauver l’humanité. Sa capacité de résilience et sa connaissance des déviants en font un être à part. Quant aux déviants, sont-ils encore nos frères en humanité ou de simples organismes infectés, vides de toute conscience ?
Lionel DAVOUST, dans “Bataille pour un souvenir” met en scène des “guerriers-mémoire” qui laissent une part de leurs souvenirs sur le champ de bataille. C’est donc à chaque fois une part d’eux-même qu’ils perdent en abattant leurs armes sur leurs adversaires. Or, celui qui n’a plus de souvenir n’a plus de conscience, et c’est alors la fin.

La troisième partie, MIROIRS BRISÉS-PUZZLE ÉCLATÉS, donne à lire des textes où l’identité, justement, vole en éclat. Ainsi l’inquiétant “Plastic Doll” de Denis LABBÉ. Mia, jeune fugueuse, porte les cicatrices que le monde réserve à ceux que l’amour a oubliés. Violée par son père, confrontée à la violence des adultes, à la drogue, à la rue, elle possède une poupée-miroir : “Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à opérer CarolineMélanieSophie (...). Son premier tatouage. Sur la joue gauche. Là où il avait posé sa grosse patte puante et calleuse sur la mienne.” CarolineMélanieSo’ finira par porter les stigmates de Mia, elle l’accompagne dans toutes ses fugues, toutes ses aventures, et en récolte de nouvelles cicatrices, de nouvelles blessures. Au bout de la route, au bout de la souffrance, la folie sera comme le dernier refuge, le dernier rempart contre la douleur : “Je me demande comment ils vont faire pour l’aider à venir au monde. la cicatrice sur mon ventre n’est pas encore totalement refermée. (...) Car Caro est sage à l’intérieur de mon ventre et je sais qu’elle sera une enfant absolument adorable.”
Ludovic LAVAISSIÈRE, pour sa part, nous entraîne dans les méandres de l’histoire, de la guerre de Crimée à l’avènement du nazisme. Avec le talent qu’on lui connaît, il mêle des événements historiques bien réels à des incises fantastiques troublantes. Ainsi Caïn, premier meurtrier de l’histoire, apparaît-il en tatoueur au sang corrompu au sein d’un cirque de monstres itinérant qui n’est pas sans rappeler le Freaks de Tod Brownig. Son contrepoint, son alter luminosus, n’est autre que Voïsvet Anastassi, albinos affublé de deux protubérances saillant de ses omoplates, mort-né revenu à la vie, immortel, ange perdu aux confins des Russies. C’est une femme, la belle Yuliana, qui va provoquer la rencontre entre les deux - hommes ? -. Le drame - shakespearien - donne à cette romance gothique une dimension universelle. D’autant que, on s’en doute, nous n’en avons pas fini avec les méfaits de Caïn, révolté contre Dieu et épousant la cause du sombre Reich.
Enfin, FREDGEV nous livre un récit hallucinant de délire schizophrénique, lorsque la (les ?) personnalité(s) éclate(nt), lorsque le réel se mue en kaléidoscope, lorsque l’ici et le maintenant vibrent sur une ligne mouvante et incertaine. Alors, l’identité n’est plus qu’une cavité ouverte comme le pensent les Indiens Bororos d’Amazonie et comme l’ont confirmé les travaux de José M.R. Delgado : “chaque personne est un composé transitoire de matériaux empruntés à l’environnement”. À nous de tenter de déterminer quels sont les matériaux qui forment le faisceau identitaire.

Au final, une anthologie trans-genre riche et variée, homogène, qui offre des textes d’une grande qualité littéraire. Une manière aussi de découvrir d’excellents auteurs qui n’ont pas toujours la faveur des médias, mais qui se situent à des années-lumières des torchons publiés par la Fédération des Auteurs Bankables, de Marc Levy à Florian Zeller. On ne saurait que trop inciter les lecteurs à la curiosité en leur intimant de se précipiter pour commander ce recueil.

IDENTITÉS, anthologie dirigée par Lucie CHENU,
textes de René BEAULIEU, Constance BLOCH, Jean-Michel CALVEZ, Orson Scott CARD, Sophie DABAT, Lionel DAVOUST, Claude ECKEN, FREDGEV, Pierre GÉVART, Tepthida HAY, Jess KAAN, Denis LABBÉ, Léo LAMARCHE, Ludovic LAVAISSIÈRE, Alain LE BUSSY, Antoire LENCOU, LI-CAM, Carl LOUVIER, Claude MAMIER, Jean MILLEMANN, Sylvie MILLER, Jérôme NOIREZ, Michèle SÉBAL, Pierre-Alexandre SICART, Estelle VAL DE GOMIS, Philippe WARD, et une chanson de Jean-Pierre ANDREVON,
éditions Glyphes, Paris, 2009, coll “Imaginaires”, 22 euros.

Richard TABBI

mercredi, avril 15, 2009

LE HAVRE

(pour Ludo)

Le Havre en rade
ivre raide dingue
je monte les marches
qui me conduisent
à Notre-Dame des Flots
Le Havre les tankers me dessinent
la route des flots bleus
vers le bout du monde
chemin de ronde
Le Havre en barge ou en radeau
à l’aise sur les falaises
je crie à l’écume mes nœuds de marin
mes mains râpées à force de varape
sur le bord des cabines téléphoniques
Le Havre bouche du Channel
ici les mouettes ont l’accent british
avalent un ferry au Perroquet bleu
poudrées sur les rails de la prison
Le Havre me conserve
son attraction sélective
J’ai mis un pain de sucre dans mon quatre heure
et trois beaux galets dans ma poche revolver
Le Havre terre neuve aux arches de bétons
je fais la manche sur les marches
de ton bassin
le vent me fouette face aux pots de yaourt
de ton volcan
Le Havre, putain, tu me manques
ta brume ta bruine les essences
de ta forêt
et le port de mes rêves
où j’ai mon attache.

Richard TABBI
texte déposé-droits réservés

vendredi, mars 20, 2009

TOUTES CHOSES AYANT OUBLIÉ LA RACE HUMAINE


photo & traitement machine Richard TABBI - reproduction interdite.

Il y avait encore des morceaux de chair accrochés aux murs, Ils avaient grimpé le long des parois en utilisant les anfractuosités, Ils y avaient laissé leurs genoux et leurs ongles. Je savais que c’était inutile. Je pensais à tous ces souvenirs fixés sur les albums holographiques, ma mère aimait exposer ces photos, moi j’aurais voulu effacer toutes ces traces. Bien sûr, je sais me montrer à l’écoute des attentes des clients, et adapter mon registre de conversation à ceux-ci, j’ai exercé divers petits métiers qui réclament patience, maîtrise de soi, et attention. L’avènement des trains à grande vitesse réduit les distances et les morts et les vivants pourraient presque s’étreindre. Un autre jour, une autre nuit, la terre a tremblé sur son axe, un autre jour, une autre nuit :

Rouge - vert - rouge - vert - rouge - vert
Le dialogue des plantes se poursuit
Les sachets plastiques meurent sur la terrasse
Le crépis se désagrège en fine poussière, fine poussière

Ils étaient dehors. Je fouillais dans les poubelles. Je me sentais déphasé et sans avenir, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’autre. La seule issue était le sous-sol, j’avais repéré la trappe, je l’ai soulevée... Cela m’a donné un sens pratique qui j’imagine peut être utile en cas de menus incidents (panne d’électricité, plomberie, etc.) / Femme quarante ans div souhaite rencontrer H pour moments coquins / infirmière trente-cinq ans mal mariée rencontrerait monsieur pour dévorer ts plaisirs de la Vie / dame soixante ans sérieuse rech compagnon pr partager fin de vie heureuse / Elle s’est laissée embrasser et a renversé la tête en offrant son corps à son amant qui a entrepris de dégrafer son soutien-gorge. Je me suis glissé dans le conduit souterrain, j’ai rampé sur une dizaine de mètres pour déboucher dans une cave. J’ajoute que je travaille à une adaptation cinématographique de cette histoire.

Ils étaient quatre fantômes
en route
vers les régions infernales
de leur conscience

Le cimetière raconte l’Histoire entre les allées gazonnées mais l’herbe a poussé et seules restent les fleurs artificielles. La fille était noire, je l’avais deviné à sa voix, elle était allongée sur le côté, nue. Mes parents étaient inquiets de cette situation, ils étaient pourtant responsables, ils n’avaient rien fait pour changer le monde sinon se laisser pousser des fleurs dans les cheveux et imaginer un avenir radieux. J’avais même connu un ingénieur en physique nucléaire qui vendait des lunettes de soleil à la sauvette. Comme l’hiver durait toute l’année en ce temps-là, le type était mort de faim. Oui, mort de faim.

Le soleil n’était plus à vendre. Nooooooon, le soleil n’était plus à vendre.

Je me suis approché, j’avais pris les précautions nécessaires, sur les murs des tableaux indiquaient la direction à suivre, des animaux équarris dans des positions invraisemblables. Ce poste m’intéresse particulièrement et j’espère avoir l’occasion de vous rencontrer prochainement afin de vous convaincre de ma capacité à occuper parfaitement celui-ci. Il plie son journal et sa main tremble, il fait peur aux femmes, il le sait, peut-être perçoivent-elles le dégoût qui le ronge, pourtant elle est de bonne humeur aujourd’hui, sans doute en période féconde, saturée d’hormones, son corps souple s’étire et elle sourit à ce drôle de type malgré son air de mort-vivant.

Hier encore les paysages portaient l’arc-en-ciel avec sérénité
les oiseaux partageaient l’espace avec les nuages
c’était avant les aéroplanes et les déodorants aérosols
c’était avant le rétrécissement de l’horizon et les orages de particules.

Nous marchions le long de la rivière, les empreintes de nos pas étaient destinées aux archéologues du futur, toute ma scolarité avait été une longue torture, le cordon ombilical enroulé autour de mon cou me faisait comme une écharpe sanglante. La ville se dressait contre le ciel, je savais qu’il n’y avait plus grand-chose à espérer, la télévision organique avait fait son apparition, elle diffusait ses programmes à l’intérieur de nos propres rêves, Ils affirmaient que c’était là un progrès pour l’humanité. J’ai remis mes jumelles dans leur étui et je me suis dirigé vers une termitière, j’ai versé toute l’essence et j’ai allumé la mèche.

Il y avait la fille sans visage au corps usé il y avait
du sang et de la merde qui coulaient de son anus le long de sa
jambe maigre
Un trou béant un amas de chair
rose et sanguinolente enfin il y avait
La Mort

Par ailleurs je possède un niveau de conversation courante en anglais, que j’entretiens à travers mes voyages et la lecture d’auteurs anglo-saxons. Elle : lit un roman facile avec une fin prévisible, moins de deux cent pages, Lui : parcourt un journal économique réputé sérieux mais en réalité s’intéresse aux annonces de rencontres particulières, page trente-deux. Cette voix, au téléphone, comporte une charge sensuelle indéniable. Les appartements sont désormais habités par des postes de télévision de toutes dimensions qui cohabitent avec les robots ménagers et les systèmes d’évacuation connectés au réseau d'égoût collectifs. Il y a tous ces chômeurs dans les rues, des gens qui possèdent des CV interminables et qui vous cirent vos chaussures et vous nettoient le pare-brise. La secrétaire a la peau caractéristique des irradiés de la troisième génération.

Les chiens sont autorisés à franchir la limite
Les automobiles sont devenues intelligentes
Les humains sont garés dans les parkings souterrains

Nous fabriquions des cabanes avec des morceaux de carton et de plastique, il y en avait des quantités sur la décharge. Le long de la voie ferrée les excréments jonchent les rails, le train est déjà loin tandis que le préservatif maculé de sang échoue entre les traverses. Le feu passe au rouge puis au vert et ça recommence. Ma formation de documentaliste m’a apporté une bonne maîtrise de l’outil informatique, qu’il s’agisse de traitement de texte (Word, Claris Works, Apple Works) ou de base de données (Hypercard). Je suis donc parfaitement à même d’accueillir une clientèle étrangère. (Ses quatre mains lui permettent de taper avec efficacité sur le clavier de son ordinateur).

(Nuage radioactif.)(Nuage radioactif.)


photo RT-traitement machine RT

Ce roman, que j’ai voulu traiter sur un mode irréaliste, comme un hommage à l’un de mes grands maîtres Richard Brautigan, contient en réalité une grande part d’éléments autobiographiques et il est vrai que j’ai renoncé à beaucoup de choses pour écrire.

Les tunnels sont des nuits factices qui durent quelques secondes.

Le tremblement de sa main s’est accentué lorsqu’il descend sur le quai, un homme cherche quelqu’un dans la foule, quelqu’un qui lui rappelle un héros de cinéma, par pitié, un héros, de cinéma. Je vous prie d’agréer, mon lieutenant, l’expression de mes respectueuses salutations. Et aussi d’acheter un pavillon en banlieue et une conduite intérieure. Et de baiser sans préservatif jusqu’à ce que j’arrive. Je me suis présenté par le siège, il est très grand, il a un air désespéré et romantique. Les souvenirs étalés sur le buffet du salon : photographies d’enfants en sourires forcés, une certaine idée du bonheur, quelque chose de printanier, le reflet de la lumière solaire sur leurs cheveux blonds.

Tous les jours des migrations à heure fixe
les repas obligatoires aux heures obligatoires
Les humains achèvent leurs jours dans les plateaux-repas environnés de pommes rissolées, d’antioxygène et de conservateurs

Le ciel est le même d’un bout à l’autre, seuls les nuages donnent une impression de mouvement. J’ai grandi dans un monde qui perdait ses illusions, les grandes surfaces gagnaient sur les forêts, les poulets perdaient leurs plumes et s’auto-cuisaient au stade ultime de leur croissance, les êtres humains ne vivaient plus en couple en dehors des périodes de reproduction.

Avec son couteau planté
au beau milieu
de la poitrine

J’utilise également l’Internet au quotidien, que ce soit pour des recherches liées à l’écriture, ou pour mon courriel (pour entretenir le désir je possède une liste interminable de sites pornographiques que je peux vous communiquer sous quarante-huit heures). J’ai d’ailleurs reçu un certificat d’aptitude à l’enseignement délivré par les autorités militaires, ainsi que la médaille de bronze de la défense nationale et le grade de sergent. J’ai rempli le formulaire d’inscription pour le tronc commun et l’attestation sur l’honneur qui stipulait que je devrais, une fois mon diplôme obtenu, défendre le droit et la justice. L’effet a été immédiat, un fou-rire m’a saisi, je savais que c’était interdit, que je risquais le recyclage, que j’avais franchi la frontière.
Mon profil correspond en effet à ce que vous recherchez. Lui : trois cartes de crédit, un prêt immobilier, un véhicule fiscalement avantageux, lisez de petite cylindrée et de moins de trois ans. Elle : un avortement à dix-sept ans, une décoloration toutes les trois semaines, un appartement de quatre-vingt dix mètres carrés en centre ville en pleine propriété. Ils sont assis dans un compartiment à grande vitesse. Je postule par la présente à l’offre d’emploi citée en référence ci-dessus.

Tout juste sortis de l’animalité
obsédés par l’éclat du soleil et le mouvement des planètes
dévorés par le monstre
à gueule de magma

Je dois dire que mon travail était apprécié de mes supérieurs. On avait retrouvé son cadavre dévoré par les loups au petit matin, à l’entrée de la ville. J’avais froid dans ma cabane de plastique et de carton, il faisait plus froid encore dans les amphithéâtres, les étudiants prenaient des notes pelotonnés dans des couvertures de survie argentées. Nous nous sommes installés dans un coin où la couche de papiers gras avoisinait les cinquante centimètres. Bien évidemment, ma présentation est soignée et j’y attache une grande importance.

Entrailles disloquées
coups de griffes
brise les os et arrache
les membres

Je me décide à vous adresser cette histoire, espérant qu’elle présentera quelque intérêt pour vous. Les cheminées veillent sur la ville et crachent leur fumée (1991-1993). Les automobiles passent leurs vacances au bord de la mer. Toutes choses ayant oublié la race humaine.

Le Havre-Aix-en-Provence,
décembre 2003-mars 2009.

copyright Richard TABBI 2009 - texte déposé - droits réservés.


photo JJ - traitement machine RT

samedi, mars 14, 2009

FAITES MONTER...



Alain BASHUNG (1er décembre 1947 - 14 mars 2009)

Les impasses
Les grands espaces
Mes bras connaissent
Mes bras connaissent (...)
(Alain Bashung-Jean Fauque)

dimanche, mars 08, 2009

UN NOUVEAU ROMAN


Non pas que le feu sacré m’avait quitté, non
mais je dois avouer que la naissance de mon fils
a ranimé certaines braises
Il y a les tétées, la toilette
et les moments magiques
où je nettoie son petit cul étoilé
Il y a ces sourires qui me transportent
et ces pleurs qui me bouleversent
Il y a son rire aux éclats
lorsque j’imite le phacochère cacochyme
Il y a son sommeil d’enfant
sur lequel je veille
en écrivant des poèmes, des romans, des chroniques
Je vous le disais
il a rallumé certaines braises.

Quant à ma femme
elle aime toujours autant
lorsque je traverse la ville à vive allure
avec “Sympathy for the devil” au volume maximum
ou “Paint it black”.
Le temps passe
et nous restons les mêmes.
Un couple clandestin sur les routes de l’Europe.
Le temps passe
et nous sommes devenus d’autres personnes
- des parents - mais nos pensées sont toujours sur la Route
et nos actions sont toujours tournées vers l’horizon
et le Soleil Levant reste le point de mire de nos vies
et notre fils est la plus belle de ses sculptures et le meilleur de mes livres.

Lorsque j’écris, je n’ai plus le choix
je me dois d’être à leur niveau.

Richard TABBI, 23 février 2009

mardi, février 17, 2009

"IMPARDONNABLES" : DJIAN PUR JUS


Un nouveau Djian. Comme on attend le nouveau Nine Inch Nails ou le dernier film de David Lynch. Parce que les raisons de s’exciter ne sont pas si fréquentes. Parce qu’il y a peu d’auteurs français capables de vous embarquer de cette manière. Parce qu’on lit Djian depuis vingt ans et qu’à chaque fois que l’on referme l’un de ses romans, c’est avec regret, c’est en espérant que le prochain sortira rapidement, et surtout que la magie sera présente. Toujours.
Le moins que l’on puisse dire avec “IMPARDONNABLES”, c’est que c’est du Djian pur jus. Bien sûr, les nostalgiques de “Zone Érogène” ou d’”Échine” risquent de ne pas y trouver leur compte, Djian a remplacé le Wild Turkey par les antidépresseurs, les Aston Martin par de grosses Audi confortables, les filles échevelées aux jupes trop courtes par des quinquagénaires en tailleur qui sont, ma foi, tout aussi séduisantes (souvenez-vous, on lit Djian depuis vingt ans, cela ne peut être sans conséquences). Mais qu’importe le décor (en l’occurence le Pays Basque), qu’importent les personnages (Francis, écrivain vieillissant, la soixantaine, Alice, sa fille, actrice torturée, Judith, sa femme, la cinquantaine etc.), qu’importe même l’histoire ( ou les histoires, un homme peut-il survivre à la mort de sa femme et de l’une de ses filles ? Une fille peut-elle ne pas faire payer à son père le drame qui lui a enlevé sa mère et sa sœur ? Un père peut-il pardonner à sa fille d’être devenue une petite connasse d’actrice à la mode sans scrupule ?), pourvu que le style nous enveloppe tout ça de pure lumière, pourvu que les phrases sonnent comme un bon disque, comme un chorus de David Gilmour où chaque note est infiniment à sa place.
Et Djian s’y entend, question style, des incises zen (on le sait grand lecteur de Sun Tzu) : “Indifférente, la pleine lune clapotait sur l’océan, baignait les pins, rebondissait sur la route, puis s’invitait dans les jardins.”, aux morceaux de bravoure ciselés : “Je croyais avoir compris que ces histoires ne valaient plus la peine que l’on se donnait hier encore pour les vivre, je croyais avoir compris que l’on était parvenus à un niveau supérieur, que l’on pouvait ne plus jouer à ces jeux idiots, que l’on pouvait s’en dispenser et j’étais là, frissonnant au crépuscule comme un collégien, totalement désarmé, terrassé.” Sobriété. Efficacité. Tout est dit.
Du coup, les quelques coups de griffes, les quelques coups d’œil que jette Djian sur le monde qui l’entoure sont presque anecdotiques : “Souvent, les actrices ne redevenaient fréquentables qu’à partir de la cinquantaine, lorsque les masques commençaient à tomber.” L’important, dans tout ça, hé bien, l’important, c’est la littérature. Ce qui fait que tout cela tient ensemble. Ce qui fait qu’une ligne esthétique se dégage au-delà des mots, au-delà du propos. Et la littérature, entre autres, c’est le grand Ernest Hemingway, qui hante les pages d’”Impardonnables”, non sans humour. Ainsi le canapé de Francis, dans lequel l’illustre écrivain a posé son considérable séant. Francis, qui relit Les neiges du Kilimandjaro (qu’on ne saurait que trop conseiller à toute personne saine d’esprit) avec admiration : “Superbe écrivain. Puisant. Économe. Rusé.” Francis, dont la tante a même tricoté un pull à Papa Hem “Il existe une photo, désormais célèbre, où il porte un gros pull blanc (...)” et a fait de même pour son neveu, à l’identique. Celui-ci n’osera jamais porter ledit pull “mais j’avais toujours écrit, dès lors, en m’efforçant d’en être digne.” Voilà qui pourrait résumer Philippe Djian à merveille.
Alors bien sûr, il y aura toujours quelque journaliste aigri, quelque écrivain chagrin pour trouver que Djian s’essoufle. Pourtant, regardez le paysage littéraire français, ayez à l’esprit la galerie de portrait des habitués du Flore, et méditez les propos de Francis : “J’attendis quelques minutes en feuilletant un magazine de littérature - ma remarque ayant trait à la ressemblance confondante entre le physique d’un écrivain et son écriture (les mêmes adjectifs leur collaient, exactement) se vérifiait tous les jours (Donnez-moi le portrait d’un écrivain et je vous dirai comment il écrit).” Allez-y, faites défiler le trombinoscope, Rey, Onot-dit-Biot, Beigbeder, Zeller, Moix (!) etc., et dites-moi, dites-moi qui a encore du souffle en ce début d’année 2009 ?
“Impardonnables” est sans conteste un excellent cru, le problème, c’est qu’il va d’autant aiguiser votre appétit. Et vous en aurez pour un an de fringale. Un an à attendre le prochain roman de Philippe Djian.

Richard TABBI - droits réservés

Philippe DJIAN, Impardonnables, Gallimard, Paris, 2009.

jeudi, janvier 22, 2009

DE LA LITTÉRATURE POUR LES SIÈCLES À VENIR : petite sélection de (bons) livres lus en 2008

Pour cette petite sélection de livres lus en 2008 j’ai retenu le meilleur, aucun intérêt à parler des mauvais livres, ou alors autant en faire un programme, cela à condition d’avoir le talent de Pierre JOURDE et d’Éric NAULLEAU. Je les ai classés par ordre alphabétique, on est pas aux Césars ou à la Starac’, encore moins au Goncourt ou au risible prix de Flore. D’ailleurs ces chroniques NE TIENNENT AUCUN COMPTE DE L’ACTUALITÉ LITTÉRAIRE, et je tiens à mêler les grands classiques (entendons-nous, pour moi “Jouer du piano ivre comme d’un instrument de percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu” du grand Charles BUKOWSKI est un grand classique) à certains opus parus à la rentrée littéraire, pour peu qu’ils me donnent l’impression d’avoir une épaisseur suffisante pour résister au Temps (entendons-nous, par épaisseur suffisante j’entends parler de qualité littéraire, ainsi le petit livre de Didier SÉRAFFIN, “Un enfant volé” a-t-il une vraie épaisseur, et au passage merci au Stalker pour ses précieux conseils), au contraire des interminables pavés d’un Dan Brown bien chétifs en réalité et aussitôt oubliés à l’issue de la lecture de la dernière page standard.

On commence donc avec Paul AUSTER : “La nuit de l’oracle”, déjà chroniqué dans ce blog. “Il y a des livres que l’on aimerait avoir écrit, ils ne sont pas si nombreux, pour ma part “La nuit de l’oracle” en fait partie. Sidney Orr est écrivain, vit à Brooklyn, et se remet difficilement d’un grave accident de santé. Encore faible, il entre par hasard dans une papeterie tenue par un étrange Chinois (Mr Chang, ça ne s’invente pas) qui lui vend un non moins étrange cahier portugais bleu. Orr n’a plus écrit depuis de longs mois, il est convalescent, sujet à des saignements de nez fréquents, pour tout dire il revient d’entre les morts, un miraculé, pas encore tout à fait vivant. Lorsqu’il rentre chez lui il est littéralement absorbé par le cahier. Repensant à une idée de roman suggérée par l’un de ses amis écrivains (John Trause) (l’histoire d’un homme qui échappe à la mort et qui décide de reprendre sa vie à zéro en disparaissant, anecdote tirée d’un roman de Dashiel Hammett), Orr se met au travail et l’histoire naît sous ses doigts avec une facilité déconcertante...” Pour plus de détails je vous renvoie à la note idoine.
Si Paul AUSTER est le plus européen des écrivains américains, dans son cas cela n’a rien d’un handicap, tant l’aspect cérébral et la volonté de s’inscrire dans la Grande Histoire ne le cèdent en rien à la puissance romanesque. À votre avis, pourriez-vous lire cette phrase dans un numéro 1/ des Inrockuptibles ? 2/ de Télérama ? 3/ de l’Humanité Dimanche ?


Poursuivons avec “Factotum” et “Jouer du piano ivre comme d’un instrument de percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu” de Charles BUKOWSKI. Je ne saurai que trop conseiller l’achat des trois volumes parus chez Grasset qui contiennent quasiment tous les écrits de BUKOWSKI traduits en français : le volume 1 : “CONTES & NOUVELLES”, le volume 2 : “ROMANS”, enfin le troisième : “JOURNAL, SOUVENIRS & POÈMES”. Avec ça et la Bible vous serez parés pour l’éternité, que vous la passiez sur une île déserte, dans un bordel vietcong de Los Angeles ou collés au plafond transformés en punaise hémophile.
“Factotum” est le récit de l’errance de BUKOWSKI durant les années où il collectionnait les petits boulots pour survivre. Tassé dans un meublé avec de la bière ou du mauvais vin, son double Chinaski écrit la nuit des nouvelles en général refusées. Ivre, pauvre, en manque de sexe, Chinaski sue le sang de l’humanité, immolé sur l’autel de la société des winners. “L’orchestre crépitait et tapait. Darlene s’est retournée. Elle a arraché les perles. J’ai regardé, tout le monde regardait. On voyait sa toison à travers le voile couleur chair. L’orchestre lui secouait le cul. Et je ne bandais pas.” Voilà ce qui s’appelle une FIN.
Quant à “Jouer du piano ivre etc.” il s’agit d’un recueil de poèmes, “les poèmes sont assis là / comme des gangsters / et tirent dans mes fenêtres / bouffent mon papier toilette (...)” C’est une manière d’antidote aux livres de Dominique de VILLEPIN. Autant les textes de BUKOWSKI sentent la sueur, la merde, l’entrejambe, les arrière-cours pisseuses et la graisse des chaines de montage, autant l’univers artificiel de VILLEPIN, n’exhale rien d’autre qu’un intérieur bourgeois où la table est mise sur une nappe blanche amidonnée, soit un ennui profond malgré les velléités de cavalcade et de post-romantisme échevelé. Tout juste notre politicien-poète (ou poète-politicien, ou pouet-pouet) suscite-t-il un sourire amusé : “L’homme par le poète ainsi tiré plus haut grandi d’hemorragies (???), ennobli de folles colères (ah ah) et de noirs tourments, homme de rages contagieuses (ah ah ah), reçoit de plein fouet l’injonction : “N’apaise pas, fomente !” (ah ah ah ah ah ah ah) (extrait de “Éloge de voleurs de feu” cité par P. JOURDE & E. NAULLEAU, les ??? et les ah ah ah sont de moi pour ceux qui se posent encore la question à cette heure avancée de la nuit). OK, chers lecteurs de ce blog, donc vous vous remettez juste de la lecture (pénible) de Gallouzeau de Villepin, respirez à fond et prenez-donc ça dans la gueule : “(...) vous partez vite je lui ai répondu / et à propos / oubliez ces conneries que j’ai racontées sur / Dos Passos. ou était-ce / Mailer ? il fait chaud ce soir / et la moitiée du quartier est / bourré. l’autre moitié est mort. / si j’ai un conseil à donner sur la / poésie c’est : / n’en écrivez pas. je vais me faire monter / du poulet frit. (C. Bukowski, Interview, dans Jouer du piano ivre...). Voilà, ça devrait suffire.

OK, let’s stay in Los Angeles. J’ai terminé l’année en lisant “Le Grand Nulle Part” de James ELLROY, ce qui n’est pas conseillé lorsque votre femme attend un enfant, que la valise est prête, et qu’elle risque d’accoucher d’un jour à l’autre. 639 pages en immersion totale dans le Los Angeles des années 50 et quelques rencontres marquantes tels un tueur en série homosexuel, saxophoniste et passionné par les gloutons (l’animal, je précise pour les lecteurs de Dominique de Villepin et ceux de Roger Hanin), l’adjoint Danny Upshaw, flic / infiltré / homo qui s’ignore, de vieilles connaissances aussi pour les habitués de l’univers d’ELLROY, ainsi retrouve-t-on le Rollo Tomasi de “LA Confidential” avant sa promotion, l’Ordure Irlandaise Dudley Smith, le cinglé Howard Hawks, et le Sympathique Salopard “Buzz” Turner Meeks qui entame sa rédemption et finira bien par chanter dans le Chœur des Anges si le monde tient jusque-là. Bref, la police de Los Angeles est toujours aussi gangrenée et pourrie, la zone l’est plus que jamais, le be-bop pulse, Mickey Cohen et Jack Dragna se tirent la bourre, et les tueurs en série sont toujours plus inventifs, en voilà un qui s’est fabriqué une mâchoire d’animal (lequel ? Relisez attentivement vous aurez la réponse - note pour les lecteurs déprimés suite à la lecture de l’extrait de D. de Villepin) pour boulotter les homos qu’il flingue par injection de dope, le tout sur fond de cinéma hollywoodien et de mac carthysme effréné. Bref, un livre qu’ACT UP risque de ne pas apprécier. Du grand ELLROY.

Joseph HELLER : “Catch 22”. Quand les Marx Brothers rencontrent Louis-Ferdinand Céline, cela donne l’un des livres les plus terrifiants / hilarants jamais écrits sur la guerre. Joseph Heller a participé à la Seconde Guerre Mondiale, avec notamment à son actif 60 missions de bombardement sur la Corse et l’Italie. Autant dire qu’il sait de quoi il parle, autant dire que son (anti) héros Yossarian rappelle irrésistiblement le Ferdinand Bardamu du “Voyage au bout de la nuit” lorsqu’il déclare que sa “seule mission quand il s’envole est de revenir vivant”. Dans le monde absurde de Joseph Heller la guerre fait rage partout, y compris au sein de l’armée américaine, commandée par des officiers supérieurs bornés et avides de gloire personnelle, ainsi le colonel Cathcart, ou mus par l’avidité, ainsi Milo Minderbinder qui passe un marché financier avec les Allemands pour faire bombarder ses propres troupes et en tirer ainsi un substantiel profit. Tous sont terrifiés, lâches, stupides, obsédés, alcooliques, tels Grand Chef Pâle-Avoine, Hungry Joe, le Major Major, le lieutenant Sheisskopf (Tête de Merde), sans oublier le Soldat en Blanc, plâtré des pieds à la tête, dont on ne sait s’il est encore vivant... Yossarian déambule au milieu de tout ça, en plein ciel tentant d’éviter les obus de la DCA allemande, dans les bordels de la Rome occupée, à l’infirmerie, prétextant son foie malade pour se faire renvoyer en Amérique. Yossarian déambule au milieu de tout ça, à poil, parce ce que c’est la seule manière de ne pas porter l’uniforme...

Thierry JONQUET est l’un des maîtres du roman noir français. J’ai déjà chroniqué “Mygale” dans ce blog, “Les orpailleurs” est l’un de ses romans les plus aboutis. Le meurtre inévitable qui ouvre le livre, loi du genre oblige, entraîne les enquêteurs sur la terre qui, hélas, a vu se matérialiser la Solution Finale, la Pologne. Obsédé par les métastases du nazisme, persuadé que le meurtre industriel mis en œuvre dans les Camps constitue l’An Zéro de l’Histoire contemporaine, j’ai trouvé dans ce livre de Thierry JONQUET la confirmation que le polar est un scalpel singulièrement adapté à la dissection de l’humanité et à ce propos, croyez-moi, vous en apprendrez plus dans les romans publiés dans la Série Noire que dans les œuvres complètes d’Anna Gavalda et de sa petite sœur. Alors mettez gants et masque parce que ça gicle et ça pue, et entrez dans le bloc opératoire.


Pierre JOURDE & Éric NAULLEAU : “Précis de littérature du XXIeme siècle”. Sans doute le plus grand plaisir de lecture cette année. Hilarant. Tout simplement hilarant. Et terrifiant. À la lecture de ce livre vous pourrez légitimement vous demander, extraits et commentaires à l’appui, comment il est possible que des gens tels que Marc Levy, Christine Angot, Philippe Labro, Madeleine Chapsal, Florian Zeller et compagnie aient pu seulement être publiés, si ce n’est en raison d’un carnet d’adresses bien garni, de services rendus, de retours de couches, de couchonneries et autres intrigues charcutières parisiennes hélas familières du siècle. Ah, oui, il y a aussi Camille Laurens, Bernard-Henri Levy, Marie Darieussecq, Emmanuelle Bernheim, Alexandre Jardin et d’autres encore. Dans un joyeux festival de vacuité et d’indigence stylistique. Voyez-vous, à relire certaines phrases d’Anna Gavalda ou de Philippe Sollers on trouverait presque du talent à Grand Corps Malade. Bien sûr, le terrifiant vertige de la lecture passé, on se ressaisit, mais putain, on n’est plus tout à fait soi-même après de telles... choses, on pense à certaines répliques des Tontons Flingueurs : “On a dû arrêter la production, certains clients devenaient aveugles...”, on pense à couper le gaz, à sortir au soleil pour respirer cinq minutes... Prophylactiquement je conseille d’ouvrir les œuvres complètes de CÉLINE au hasard ou de prendre un laxatif.


Bertrand LATOUR n’en est pas à son coup d’essai. “Un milliard et des poussières” est un livre qui a secoué la rentrée littéraire, qui l’a tirée de sa léthargie et de ses petits comptes : combien va vendre Angot ? Combien d’éjaculations dans le nouveau Catherine Millet ? Le dernier Nothomb est-il un bon cru ? Autant de questions oscillants entre la vacuité et... la vacuité. Pour ceux qui ont besoin de substance il y a la vie trépidante de Jules, chauffeur pour “le plus grand palace du monde”, qui trimballe dans sa Mercedes tout ce que la planète compte de gens de pouvoir, milliardaires en mal de coke ou de putains, rock stars, emmerdeuses et emmerdeurs de tous poils (on y trouve même Carla Bruni), tout un échantillon d’humanité, celle dont les comptes en banque portent des chiffres dont vous ne pouvez même pas rêver. C’est là tout le fond du livre, la confrontation entre un chauffeur middle-class qui sue sang et eau pour quelques malheureux Euros et ces légions d’extraterrestres qui n’ont qu’à péter pour être un peu plus riches. Jules est amoureux, sa compagne veut un enfant, Jules ne veut pas être le père pauvre d’un enfant pauvre. Il tombe donc dans la combine de la pute ukrainienne. Pendant ce temps Kate Moss et Pete Doherty s’envoient des tombereaux de coke sur la banquette arrière, les richards partouzent dans les hôtels particuliers de Neuilly et les singes font risette à ce pauvre Jules. Le monde tourne encore, pas très rond, mais il tourne encore. À lire d’URGENCE.

Cormac MAC CARTHY : “La route” : J’ai rédigé une note à propos de ce grand livre dans ce blog. Un petit extrait pour vous la remettre en mémoire : “Le ton, la couleur, sont donnés d’entrée. Ce sera comme une longue phrase qui n’en finit pas dont les points ne constituent pas des bornes mais des trous noirs qui aspirent et renvoient inlassablement vers la suite jusqu’à la fin - car c’est un livre qu’on lit d’une traite, un livre qu’on ne peut lâcher, qui vous happe -. Ce sera gris, parce que la cendre recouvre désormais le monde, parce que le temps des couleurs est révolu, parce que l’on est engagé dans un long tunnel blafard et que l’on peine à respirer. Une homme pousse un caddie de supermarché sur une route. À ses côtés un enfant - son fils-. Dans le caddie il y a tous leurs biens, tout ce qu’ils ont pu sauver, grappiller, trouver dans les ruines des cités des hommes désormais désertes.”

Jean-Patrick MANCHETTE : “L’affaire N’Gustro”, “Nada”, “Le petit bleu de la côte Ouest”, “La position du tireur couché”. J’ai découvert JP MANCHETTE l’année dernière et je me suis attaché à explorer plus avant l’œuvre de cet immense auteur de romans noirs, dont beaucoup ont été adaptés au cinéma. Il y a du CÉLINE et du AUDIARD dans la prose de MANCHETTE, sauf qu’à l’inverse de CÉLINE, MANCHETTE n’a jamais pu écrire des dizaines de milliers de pages par roman et retravailler ses textes comme il l’aurait voulu. Il s’est efforcé de vivre de sa plume et s’est quasiment tué au travail, mais il a laissé une œuvre immense qui vivisectionne la France des années 60-70, peuplée de personnages inquiétants, largués, et pour certains sans histoires et balancés malgré eux dans des histoires politico-mafieuses invraisemblables. Un grand monsieur.

Andrzej STASIUK : “Le corbeau blanc” : encore un livre chroniqué dans ce blog. Extrait : “On retrouve dans Le Corbeau blanc cinq trentenaires aux prises avec les années 90. Années de passage, livre de passage, ouverture des frontières imminente, le livre, justement, se situe à la frontière Sud de la Pologne, dans les montagnes, le froid, la neige, l’attente. Le prétexte : aucun. Une expédition absurde menée par cinq types fatigués de boire et de fumer au bout de la nuit à l’ombre du palais des peuples, dans cette Varsovie qui cloue les rêves des jeunes hommes. Il faudra résister, devenir maquisards. Résister à qui ? À quoi ? Wasyl Bandurko n’a pas la réponse, pas plus que Le Petit, Le Jars, Kostek ou le Narrateur.”


Didier SÉRAFFIN : “Un enfant volé”. L’une des belles surprises de cette année, un grand livre, très court et très dense (134 pages), paru chez un “petit” éditeur (PHILIPPE REY) qui a du nez et du goût. Le Stalker a justement établi un parallèle entre ce livre et “La route” de MAC CARTHY, je ne saurai que trop renvoyer à son blog. Pour résumer en quelques mots le personnage principal débarque un soir dans une ferme isolée et assassine le couple qui l’occupait. Il découvre un bébé et l’emmène avec lui sur la route, dans une France que l’on reconnaît à peine, dans des paysages enneigés, dans la lueur des réverbères des villes brumeuses. L’homme et l’enfant vont croiser le chemin d’un cirque ambulant et se mêler aux artistes nomades et aux fauves, l’errance hante ces pages tel un motif obsédant. La chair, la lumière et la mort, voilà peut-être les trois mots qui résument ce livre bouleversant.

FX TOOLE : “Million Dollar Baby”. Un livre de plus chroniqué : “F.X. TOOLE est le pseudonyme de JERRY BOYD (1930-2002), entraîneur de boxe, son livre a été salué par James ELLROY, rien de moins, grand amateur de boxe devant l’éternel. Sans doute faut-il vivre avant d’être écrivain, ce qu’a fait Boyd. Le résultat est colossal. Chacune des six nouvelles est un modèle du genre, essayez de tenir dix pages sur un combat de boxe, du premier au douzième round (“Combattre à Philly”). Vous êtes là, sur le ring, à prendre des directs en pleine tête, chaque mot vous défonce l’estomac, chaque virgule vous rentre dans les côtes. Vous êtes loin du pays où les écrivains détaillent les contours de leur nombril, et c’est délicieux. Bien sûr, la nouvelle éponyme, l’histoire de Margaret Mary Fitzgerald, adaptée au cinéma par Clint Eastwood, vous tirera des larmes. La tragédie rôde autour du ring, comme à chaque fois que les hommes - et les femmes - mettent leur vie en danger.”

Olga TOKARCZUK : “Récits ultimes”. Olga TOKARCZUK est l’une des romancières contemporaines polonaises les plus traduites. Née en 1962 elle incarne la nouvelle littérature de l’Est. Ce livre réunit trois novellas, trois voix de femmes, Ida, Parka, Maya confrontées au temps et à la mort, dans la solitude des montagnes polonaises, sur une île de Malaisie... Un livre à l’écriture classique, féminine, qui vous prend au fur et à mesure de la lecture. Recommandé pour les lectrices insensibles aux défécations bukowskiennes comme Michelle Levy, par exemple.


“Biographie comparée de Jorian MURGRAVE” est le premier roman publié d’Antoine VOLODINE , celui qui inaugura le post-exotisme. On tend à classer VOLODINE dans la science-fiction, et effectivement il est question d’entités extra-terrestres, de guerre des mondes, de formes de vie étrangères à l’humanité. Mais rappelons-nous que la (bonne) science-fiction nous parle toujours de notre présent, ainsi en est-il pour “1984” d’ORWELL (représentons-nous le monde effrayant qui se mettait en place à l’Est en 1948) ou du “Meilleur des mondes” d’HUXLEY paru dans les années 30, alors même qu’un cinglé moustachu accédait au pouvoir en Allemagne en 1933 avec dans ses valoches les pires thèses eugénistes. On sait ce qu’il en advint. VOLODINE dans son œuvre nous parle de manière récurrente d’une Révolution planétaire, de Camps de rééducation, les personnages portent des noms mongols, américains, peu importe. Jorian Murgrave est une entité issue d’une race exo-planétaire, il hait l’humanité, il est venu semer un peu plus le chaos dans un monde qui est déjà passablement chaotique. Traqué, il disparaît, reparaît, meurt, renaît, aux épisodes confinés dans une forteresse-prison contrôlée par de terrifiants gardiens succèdent les attaques du Murgrave contre les villes des hommes. Les romans de VOLODINE ne ressemblent à rien de ce que vous connaissez, imprégnés de chamanisme à l’instar de ceux d’un PELEVINE, on ne sait si l’on passe d’un rêve à l’autre, d’une réalité à une autre, la déstabilisation est perpétuelle, la mort rôde partout. D’ailleurs, qui sait si ces livres n’ont pas été écrits depuis un point déjà au-delà de la vie, un entretemps qui préfigure l’absorption par le néant ? VOLODINE dit “pratiquer la littérature comme un art martial”, effectivement, son art est celui du guerrier qui, à l’inverse de ceux qui impriment indéfiniment les mêmes recettes faisandées, choisit l’effet de surprise perpétuel, l’esthétique de l’effroi et la rigueur d’une écriture acérée telle la lame d’un sabre d’acier damassé.


Né en 1931, Tom WOLFE fut le précurseur du “nouveau journalisme”. Dandy sanglé dans son éternel costume blanc, conservateur pro-Bush, américain de surcroît, il a tout pour énerver nos petits amis des Inrockuptibles et de Libération. D’autant que ses romans sont autant de joyaux, et que son “Bûcher des vanités” a été un succès planétaire. Dans la France branchée le succès énerve, c’est bien connu. Bref, je ne saurai que trop recommander les deux livres de WOLFE que j’ai dévoré en 2008 : “Acid test”, et “L’étoffe des héros”.
“Acid Test”, d’abord. Pour un cinglé comme moi de Kerouac, et donc par ricochet traquant toute information afférente, et donc tout ce qui concerne Neal Cassady, ce livre était une évidence. Parce qu’il inclut la dernière page de l’épopée Cassady. Et aussi parce que le protagoniste principal de la geste, Ken Kesey, n’est autre que l’auteur de “Vol au-dessus d’un nid de coucou”, autre livre qui m’a rendu cinglé à une époque, autre jalon dans l’étude de la schizophrénie contemporaine. Résumons. Le début des années 60. L’explosion du LCD et du rock psychédélique. Les Beatles, Jimi Hendrix, et, bien sûr, le Grateful Dead, entre autres... Les Hell’s Angels, la Guerre du Vietnam, et Timothy Leary, le SCIENTIFIQUE et toute cette prose sur l’OUVERTURE DE LA CONSCIENCE. Demandez à vos parents ou à vos grands parents, les chemises en daim, les bottes à frange et les partouzes qui élargissent le karma. LES ANNÉES SOIXANTE. Tom WOLFE a plongé là-dedans jusqu’au cou, il a suivi Kesey dans sa quête, il a joué les scribes, il est l’une des mémoires de cette invraisemblable épopée de l’acide à travers les États-Unis. Kesey et ses Merry Pranksters (les “Joyeux Lurons”) embarqués dans un immense bus jaune gorgé d’acide, de musique, et d’électronique, avec au volant LE Neal Cassady, le mec qui s’envoie une descente dans les montagnes sans mettre les pied sur le frein, alors que les autres cinglés jouent de la grosse caisse sur le toit, hurlent des imprécations, baisent dans les coins, et que la sono diffuse les dialogues des uns avec les autres DÉCALÉS DE QUELQUES SECONDES. QUELQUES SECONDES ? Tout y est, jusqu’à la rencontre avec un Jack Kerouac qui voit d’un mauvais œil ces beatniks crasseux aux cheveux trop longs et qui ne respectent pas assez, à son goût, le stars and stripes banner. Tout y est, Tim Leary dans son trip intello, Ken Kesey en cavale au Mexique, Mountain Girl, Marie La Noire, Le démolisseur, les routes d’Amérique, Frisco, un joyeux bordel, tout ça avant que le monde ne devienne vraiment grave et qu’on ne s’emmerde au point de s’intéresser aux élections présidentielles américaines.
Quant à “L’étoffe des héros”, on y retrouve ce souci du détail, et l’immense travail documentaire (WOLFE est un admirateur forcené de Balzac) qui font des romans de Tom WOLFE des récits à l’impeccable exactitude journalistique. Ici il s’agit de rien de moins que de la conquête de l’espace. Ou comment les héroïques pilotes de l’armée US dopés à l’adrénaline ont fini par être transformés en Singes Savants confinés dans une capsule pour les besoins de la Guerre Froide. Au lieu d’un manche à balai un thermomètre dans le cul, au lieu des vibrations d’un jet hypersonique qui étalonnait l’étoffe des pilotes le projet Mercury, médicalisé, mécanisé, électronisé, ne laissant au passager qu’une infime capacité d’action et de décision. Battre les Russes. C’était là l’obsession de la Maison Blanche. Au mépris de l’aristocratie des monte-en-l’air et de leurs joyeuses frasques alcoolisées et sexuelles dans le Ranch de Pancho Barnes. Quand je vous dit que le monde est devenu grave.

Paul AUSTER : “La nuit de l’oracle”, LGF, Paris, 2007 pour la trad.
Charles BUKOWSKI : “Factotum”, Grasset, Paris, 1987 pour la trad., “Jouer du piano ivre comme d’un instrument de percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu”, Grasset, Paris, 1992 pour la trad.
James ELLROY : “Le Grand Nulle Part”, Rivages, Paris, 1989 pour la trad.
Joseph HELLER : “Catch 22”, Grasset, Paris 1985 pour la trad.
Thierry JONQUET : “Les orpailleurs”, Gallimard, Paris, 1998
Pierre JOURDE & Éric NAULLEAU : “Précis de littérature du XXIeme siècle”, Mango, Paris, 2008
Bertrand LATOUR : “Un milliard et des poussières”, Paris, Hachette, 2008
Cormac MAC CARTHY : “La route”, ed. de l’Olivier, Paris, 2008 pour la trad.
Jean-Patrick MANCHETTE : “L’affaire N’Gustro”, “Nada”, “Le petit bleu de la côte Ouest”, “La position du tireur couché”, in ROMANS NOIR, Gallimard, coll Quarto, Paris, 2005
Andrzej STASIUK : “Le corbeau blanc”, éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2007 pour la trad.
Didier SÉRAFFIN : “Un enfant volé”, ed. Philippe Rey, Paris, 2007
FX TOOLE : “Million Dollar Baby”, Albin Michel, Paris, 2005 pour la trad.
Olga TOKARCZUK : “Récits ultimes”, éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2007 pour la trad.
Antoine VOLODINE : “Biographie comparée de Jorian MURGRAVE”, Denoël, Paris, 1985
Tom WOLFE : “Acid Test”, éditions du Seuil, Paris, 1975 pour la trad., “L’étoffe des héros”, Gallimard, Paris, 1982 pour la trad.

c - Richard TABBI, janvier 2009.