lundi, décembre 01, 2008

LUCIEN SUEL : MORT D'UN JARDINIER


J'ai envoyé à Lucien SUEL, il y a longtemps déjà, le manuscrit de ce qui allait devenir ZOMBIE PLANETE et qui s'appelait alors "Exit" ou quelque chose comme ça. Lucien, je l'admirais déjà, compagnon de la BEAT GENERATION, traducteur de BURROUGHS, performer du CUT UP, c'est naturellement que j'adressais au boss de la Station Underground d'Emerveillement Littéraire (et leader de la mythique formation CHEVAL 2,3) mon manuscrit, moi qui, raide dingue de Kerouac, agenouillé devant l'architecture ronéotypée de "Sur la route", absorbé par les "Visions de Cody", flingué par le calibre venimeux de William Seward Burroughs, moi qui brûlais mes nuits à célébrer les noces du be-bop et de l'écriture, moi donc qui, au matin, passais à la caisse et envoyais mes élucubrations à ce Grand Frère basé à l'autre bout de la France comme on envoie une bouteille à la mer. Lucien a eu la gentillesse de me répondre par une longue lettre manuscrite. Disant du bien de mon travail. Me conseillant de viser plus haut, de solliciter une structure plus importante. Sans lui peut-être n'aurais-je jamais eu le courage d'envoyer mon manuscrit à Régine Deforges, de taper le gratin du milieu littéraire. A cette époque je vivais dans une vieille maison des Alpes de Haute-Provence. Largué. Loin de tout. Lucien a allumé une étincelle au bas de mes pages, il me restait à les enflammer.

Aujourd'hui, Lucien SUEL publie MORT D'UN JARDINIER aux éditions de la Table Ronde. Le narrateur de ce roman s'adresse à un homme au travail dans l'espace clos de son jardin. Un accident cardiaque frappe le jardinier. Dès lors, un flot traverse sa conscience. Images, sons, odeurs, souvenirs, réminiscences littéraires et musicales, sensations, visions se succèdent et s'entremêlent tandis qu'il s'éloigne, au fil du temps et des mots, des êtres qu'il a aimés.

Respect, Monsieur Suel.

Lucien SUEL, Mort d'un jardinier, éditions de la Table Ronde, novembre 2006.

Richard TABBI

mardi, novembre 25, 2008

MICKEY

Un texte publié il y a quelques années, déjà. Ma contribution à la dé-disneyification du monde... RT

Mickey conduisait comme un dingue. On avait pris l’autoroute et j’avais de drôles de picotements le long de la colonne vertébrale. Je priais pour que les types dans les hélicoptères ne nous repèrent pas, je commençais à être fatigué de toutes ces conneries. J’avais eu mon content de cellules pourries, de tabassages et de cafards. J’aspirais à la paix, et si possible pas derrière un grillage.
“Ralentis, Mickey, putain...”
Ses doigts gantés de blanc étaient crispés sur le volant. Il a ouvert le vide-poche et a sorti une cassette de Johnny Cash, ça faisait des années que j’avais pas écouté de country. Il a enclenché le truc et les cow boys se sont mis à parcourir la plaine à la recherche des filles de ferme, à raconter des histoires de cul dans la paille et la sueur, l’odeur du crottin, ce genre de choses.
“Hey Mickey, je te voyais pas écouter ces machins...”
“Ta gueule et fais-moi tirer une barre.”
Je lui ai tendu le joint qui se consumait entre mes doigts. Je ne croyais plus à cette panoplie obligée de stupéfiants, à vrai dire je n’avais plus guère d’inspiration. Mes bouquins se vendaient suffisamment pour que je ne foute plus grand-chose et je ne m’en privais pas. Je traînais au hasard, et j’avais une sorte de don pour m’embringuer dans des histoires que la tremblote et le manque de patience m’empêchaient désormais d’écrire.
Mickey m’a repassé le joint, ou plutôt il me l’a fourré dans la bouche, tandis qu’il sortait une flasque de sa veste et la tétait. Le bourbon coulait sur son menton.
“Alors Ostrowski, toujours peur des flics ?”
“Mickey, je n’ai pas peur. Je suis juste fatigué de toutes ces conneries.”
“Ah ouais ? T’es fini Ostrowski. J’ai lu tes derniers poèmes, c’est lamentable.”
“Écoute, c’est pas ton rayon, alors lâche-moi avec ça.”
“Putain, quand je pense que je lisais tes bouquins en une nuit. Maintenant, rien que de les voir, ça me fait dégueuler.”
“Les regarde pas, alors.”
“Putain, Ostrowski, réagit, MERDE !”
A ce moment, des coups ont retentit dans la bagnole. C’était la fille. La caissière de chez Disney. Notre otage.
“Hey, Mickey, peut-être qu’elle étouffe dans ce putain de coffre.”
“T’as raison, je vais aller lui faire quelques trous d’aération avec mon .38.”
“Connard.”
“Connard toi-même, Ostrowski, t’as plus de tripes, mec.”
Je commençais à être lessivé, je n’aspirais qu’à une chose : dormir. Au moins vingt heures d’affilée. Dans mes veines courait plus d’alcool que de sang. Mickey, lui, était à dix mille, et chaque minute qui passait semblait le rendre encore plus furieux.
“On s’en sortira jamais. Relâche-la. Tu t’en tireras avec cinq ans au maximum...”
“Hey Ostrowski, tu rêves ou quoi, mon pote ? Tu crois qu’ils vont se contenter de m’arrêter ? Ils vont tirer à vue, oui. Et tu le sais parfaitement.”
On aurait pu éviter ça. Je pensais à cette fille en uniforme règlementaire Disney, les oreilles sur la tête et tout, petite jupe, jeune, elle devait avoir dix-sept ans, pas plus, elle n’avait rien vu venir, elle avait commencé par un grand sourire qui mettait en valeur ses dents très blanches.
“Bonjour monsieur Mickey, vous n’avez pas l’air très...”
Elle n’avait pas pu finir sa phrase, Mickey lui avait tordu le bras, et devant les enfants à peine surpris il lui avait enfoncé son .38 dans la bouche.
“Maintenant tu viens avec moi, salope.”
La fille s’était mise à hurler et ça avait excité les gosses qui encourageaient Mickey en proférant des obscénités. Au début j’ai cru à un putain de numéro, je me disais chez Disney ils savent plus quoi inventer, des faux braquages, maintenant. Mais Mickey avait perdu son self-control, il avait mis un coup de crosse dans la tête d’un gosse qui faisait mine de l’aider à maîtriser la caissière en répétant niquez-la, m’sieur, niquez-la cette pute. J’aime pas trop les merdeux à cet âge-là, j’avais donc accueilli l’événement avec bonhomie, sans insister sur son caractère inhabituel.
Les choses se sont gâtées quand Mickey a tiré dans la foule et qu’un type a ramassé une bastos dans le bras. Il en a chialé dans sa barbiche crasseuse qui datait au moins des années soixante-dix. Mickey a gueulé ON SE TIRE ! Au loin les types du service de sécurité ont démarré leur manœuvre d’encerclement, les blindés commençaient à se déployer et l’aviation de chasse de Walt Disney traçait des sillons dans le ciel.
On a couru vers la bagnole, Mickey a fourré la fille dans le coffre, il m’a pris le volant d’autorité, j’ai juste eu le temps de grimper et il a démarré comme un vrai cinglé Le paysage s’est mis à défiler. J’étais plaqué contre le dossier de mon siège. Mickey transpirait, la fille martelait la tôle.
“Pourquoi tu fais ça, Mickey ? Merde, t’as aucune chance...”
Mickey a tourné vers moi son visage de souris mal dessinée, ses yeux étaient injectés de sang.
“Pourquoi Ostrowski ?”
J’ai aspiré une longue taffe. Ma tête me faisait mal. Tout tournait dans l’habitacle de la bagnole.
“Ouais, pourquoi, Mickey, POURQUOI ?”
“Je veux plus jamais travailler pour ce salaud de Walt Disney, Ostrowski. Voilà pourquoi. C’est le seul moyen, Ostrowski, le seul, bordel, pour échapper à tout ça.”
J’ai fermé les yeux. La fille cognait toujours dans le coffre.

Richard TABBI - Nouvelle publiée dans la revue
LES HÉSITATIONS D'UNE MOUCHE, septembre 2003

lundi, novembre 24, 2008

FRAGILE, JUSTE TELLE QUE TU L’IMAGINAIS DANS CE DÉCOR DE RÊVE


NOVEMBRE - acrylique originale & traitement informatique Richard TABBI - droits réservés

Elle émerge de la nuit comme un souffle de lucioles luminescentes
les officiels assemblés au pied du pas de tir
ne sont plus habitués à la lumière
tapis à l’angle des murs
occupés à boire leur champagne

Les siècles passent
la poussière recouvre les corps
les os régurgitent leurs dépôts de calcaire
sans un regard pour les trouées du ciel
au sommet de la fusée l’homme transpire
la lune tourne en cercles concentriques
à une allure démente
dans l’extrême lenteur du temps qui meurt

Elle émerge de la nuit en robe de satin irrisée
bardée d’électrodes et de sondes
m’éblouit de ses mouvements qui animent les objets
sa mort est programmée
loin des siens

Ma rétine rechigne
demain je me paye une nouvelle tête
cent vingt cinq ans que je me trimballe celle-là
mes pupilles déconnectées de la Machine
j’opterai bien pour le mastiff
ou le caméléon

Hier j’ai recontré un Indien de plexiglas
le dernier représentant historique
de la Nation Navajo
je file le long d’une corniche
le voyage de retour ne figure pas au programme
qu’importe, pourvu que l’Empire récolte la gloire

Mes pattes s’entremêlent
sur le parcours de ciment et de briques
il en a plus pour longtemps
si tu fais bien ton travail.

Richard TABBI - texte déposé, droits réservés - novembre 2008

samedi, novembre 01, 2008

SAINT FRANÇOIS D’ASSISE ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ


CRUCIFIXION 2, acrylique originale & traitement informatique, Richard Tabbi, droits réservés - reproduction interdite.

Saint François d’Assise est né à la fin de l’année 1181, il meurt le samedi 3 octobre 1226, est canonisé deux ans plus tard, en juillet 1228, par le pape Grégoire IX. Entretemps, l’Ordo Fratrum Minorum qu’il a fondé, a essaimé à travers l’Europe et même au-delà, avec le succès extraordinaire que l’on sait. Le problème avec François d’Assise, dès lors que l’on se penche sur sa figure, est l’écran de fumée que constituent les multiples sources tardives qui ont contribué à forger l’image d’un saint occupé à parler aux oiseaux, une sorte de hippie itinérant affairé à fustiger les riches et portant sa pauvreté comme un étendard.
En réalité, l’homme était surtout préoccupé d’obéissance - à Dieu, à la hiérarchie ecclésiastique - terme relevé à 54 reprises dans les textes attribués, directement ou indirectement, au saint. Précisons en effet qu’il existe un corpus de textes édités par les pères Desbonnets et Vorreux (Saint François d’Assise, Paris, 1968), traduits et accessibles, ayant fait l’objet d’une étude critique et présentant l’intégralité des écrits que nous a laissés saint François d’Assise, parmi lesquels, entre autres, les deux Règles, le Testament, des Lettres, des Prières et le remarquable Cantique de frère Soleil, écrit en langue vulgaire. On sait que de fortes dissensions ont vu le jour au sein de l’Ordre Franciscain après la mort de François ( et déjà de son vivant), nul n’a oublié la querelle des spirituels et des conventuels qu’Umberto Ecco a cru bon de romancer en prenant parti pour les uns contre les autres (Le nom de la rose), signe que les passions, après presque huit siècles, ne sont pas apaisées.
Bref, la vie de François d’Assise est devenue un enjeu - religieux, politique, spirituel, social - et nombre de lecteurs des Fioretti auraient été bien inspirés de remonter aux sources de la pensée franciscaine. Ils y auraient trouvé une rigueur toute empreinte de l’esprit rude des ascètes des premiers temps de l’Eglise, et une organisation qui rappelle somme toute le monachisme. Rien en tout cas de révolutionnaire, rien qui place le frère franciscain ailleurs qu’à l’intérieur de l’Eglise et de sa hiérarchie.

Concrètement, on trouve dans les Ecrits de François d’Assise de nombreux aspects qui rappellent la vie monastique. Prière et vie contemplative, associées à des exigences purement ascétiques, relèvent d’une typologie de la sainteté conforme à l’idéal traditionnel de la fuite du monde. Ainsi dans le Testament, François écrit Nous disions l’office, les clercs comme les autres clercs. Cela montre qu’au moment où il entame une rétrospective sur les premiers temps de l’Ordre, il place la prière des heures canoniales parmi les signes de vie les plus éminents de sa communauté de frères. La précision secundum alios clericos signifie simplement : selon l’usage des lieux où ils vivaient, car il existait dans l’Occident Chrétien à l’époque de nombreuses manières de célébrer l’office. Pour enfoncer le clou on pourra faire remarquer que tout le chapitre III de la Regula non bullata est consacré à l’office, preuve que cet aspect était pris au sérieux.
La Règle définitive, plus dense, offre une vision très claire de la manière dont la prière rythme la vie des frères :
Que les clercs fassent l’office divin selon l’ordo de la sainte Eglise romaine, excepté le psautier, c’est pourquoi ils pourront avoir des bréviaires. Que les laïcs disent vingt-quatre Pater noster pour matines, cinq pour laudes; pour prime, tierce, sexte et none, sept pour chacune de ces heures; pour vêpres, douze; pour complies, sept.
Le temps est donc divisé selon les heures canoniales, à l’instar de la règle de saint Benoît, ce qui rappelle précisément la vie des moines et des chanoines réguliers. Rarement souligné dans les travaux consacrés à François d’Assise, l’importance de l’office fonde pourtant quasiment la conversatio des Frères Mineurs. On retrouve cette organisation dans la Règle des ermitages :
et qu’ils disent toujours complies du jour aussitôt après le coucher du soleil; et qu’ils s’appliquent à garder le silence ; et qu’ils disent leurs heures; et qu’ils se lèvent à matines et cherchent d’abord le royaume de Dieu et sa justice. Et qu’ils disent prime à l’heure qu’il convient, et après tierce qu’ils rompent le silence. Et après cela qu’ils disent sexte et none, et qu’ils disent vêpres à l’heure qu’il convient.
Dans cet opuscule on trouve une ébauche de vie conventuelle, essentiellement caractérisée, comme on l’a vu, par la prière des heures canoniales. Mais, plus que cela, il s’agit d’une véritable charte de la vie contemplative :
Que ceux qui veulent rester religieusement dans les ermitages soient trois frères ou quatre ou plus; que deux d’entre eux en soient les mères et aient deux fils ou un au moins. Que les deux qui sont les mères mènent la vie de Marthe et que les deux fils mènent la vie de Marie; et qu’ils aient un enclos dans lequel chacun aura sa cellule ou il priera et dormira.
Basé sur l’épisode de Marthe et Marie dans l’Evangile de Luc (Luc, 10, 38-42), François définit une manière de vivre basée sur les paroles du Christ. On le sent soucieux d’élaborer une communauté vivant de manière harmonieuse, les uns se préoccupant de l’intendance (vie de Marthe), les autres s’adonnant à la vie contemplative (vie de Marie).

On perçoit donc, dès les origines de l’Ordre, une ébauche de vie conventuelle et des aspirations érémitiques qui font contrepoint à la vie itinérante habituellement retenue. Bien loin du mouvement “évangélique” qui occupe les consciences à son époque, François semble puiser incessamment aux racines du christianisme. Ainsi, si l’on regarde de plus près la manière dont François aborde l’ascétisme dans les Admonitions :
Chacun a en son pouvoir l’ennemi, c’est à dire le corps par lequel il pèche. Heureux, dès lors, le serviteur qui tiendra toujours captif cet ennemi livré en son pouvoir et se gardera sagement de lui : tant qu’il fera cela, aucun autre ennemi, visible ou invisible, ne pourra lui nuire.
On peut voir là, bien sûr, une référence à l’évangile de Mathieu (24,46) et à la parabole du serviteur heureux. Mais la fin de l’extrait fait directement référence aux Institutions Cénobitiques de Jean Cassien. Ce dernier, moine puis ermite dans les déserts d’Egypte, écrivit peu après 420 cet ouvrage destiné aux moines d’Occident. On voit donc la pluralité des influences à l’œuvre dans les écrits de François, ce qui se conçoit, mais surtout on soulignera le rattachement à la tradition ascétique du monachisme. Il s’agit de maîtriser et discipliner le corps, car d’évidence tout ce qui est refusé à la chair profite à l’âme. En ce sens, la chasteté et le jeûne sont les contraintes ascétiques primordiales que l’on retrouve dans les règles franciscaines (cf Jacques PAUL).
L’abstinence sexuelle est également un thème important, inséré dans les trois prescriptions de base au chapitre I des deux Règles : La règle et la vie de ces frères est celle-ci : vivre dans l’obéissance, dans la chasteté, et sans rien en propre. Et encore : Que tous les frères, où qu’ils soient, où qu’ils aillent se gardent du regard mauvais et de la fréquentation des femmes (...) car, dit le Seigneur “Qui regarde une femme pour la convoiter à déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur”; et l’Apôtre : “Ignorez-vous que vos membres sont le temple de l’Esprit-Saint ?” Pour ceux qui succombent, le verdict est sans appel, toujours dans la Règle : Si l’un des frères à l’instigation du diable forniquait, qu’on le dépouille de l’habit qu’il a perdu par sa honteuse iniquité (...) qu’on le chasse complètement de notre religion.
La référence à Mathieu donne comme une coloration évangélique, les frères sont en partie destinés à aller dans le monde, ils sont plus exposés que ceux qui vivent à l’abri des tentations, cloîtrés. En définitive, François reprend le schéma ascétique en vigueur dans les monastères en l’adaptant à sa propre conversatio. Le comportement de sainteté ne peut être réduit à une dimension unique, certes, mais l’objet de ce petit texte est bien de montrer à quel point la tradition pèse sur l’inspiration franciscaine des débuts.

Richard TABBI

Ce texte est en grande partie tiré d’un travail que j’ai effectué sous le titre “Saint françois d’Assise et le comportement de sainteté”, Université d’Aix-Marseille I, ss dir J. PAUL, 1991 - droits réservés Université de Provence.
Pour le compléter, on lira avec profit : Kajetan ESSER, Origines et objectifs primitifs de l’Ordre des Frères Mineurs, Paris, 1983; Jacques PAUL, L’église et la culture en Occident, Paris, 1986; Dom Jacques DUBOIS, Les ordres monastiques, Paris, 1985; Thaddée MATURA, Le projet évangélique de François d’Assise aujourd’hui, Paris, 1977.

dimanche, mai 11, 2008

CORMAC MAC CARTHY : LA ROUTE


Christophe Ono-Dit-Biot chroniquant dans une émission littéraire le dernier livre d’Anna Gavalda disait ne pas avoir aimé ce livre. Déployant une argumentation proche du zéro absolu, titillé par ses petits camarades chroniqueurs (l’émission en question se déroule dans une péniche, le présentateur apporte beaucoup de soin à sa chevelure, nonobstant il LIT les livres de ses invités et ses questions planent à des hauteurs vertigineuses si l’on prend pour référence le ras du sol que constituent les interviews de Guillaume D., d’Elizabeth T. ou autre Bernard P. dans un autre siècle), Christophe ODB finit par sortir l’artillerie lourde : “lire un livre, ça dépend du lieu, du moment...” Or, ce pauvre Christophe - chroniqueur littéraire à ELLE par ailleurs, rappelons-le - avoua qu’il avait lu le dernier opus d’Anna Gavalda devant un feu de cheminée, en compagnie d’amis et de quelques bonnes bouteilles de bon vin. Voilà qui s’appelle prendre son travail au sérieux ! Que l’on m’explique comment il est possible de lire SÉRIEUSEMENT dans ces conditions. Que l’on m’explique dans quelle mesure le savamment mal rasé chroniqueur - à moins qu’il ne dispose de capacité dont vous et moi, simples mortels, sommes dépourvus - est capable d’apprécier un livre d’une telle épaisseur (rappelons que le dernier livre d’Anna Gavalda est un pavé qui tranche d’ailleurs avec ses précédents ouvrages épais comme du papier à cigarette et écrits en corps 14, peut-être pour les malvoyants ?) ?
Bref, pour aller à l’essentiel, Christophe ODB finit par expliquer que, voyez-vous, dans un tel contexte, si PEACEFUL, il lui a été difficile d’entrer dans un roman si sombre, si déprimant, si INCONFORTABLE. Le propos ici n’est pas de défendre le livre d’Anna Gavalda, qui n’en a pas besoin, mais bien de pointer l’inconséquence d’un chroniqueur qui est un peu le Jean-Pierre Pernaut de la critique littéraire. Christophe, assis devant sa cheminée, une couverture sur les jambres, un verre de pinard en pogne, auteurs, ne le réveillez pas, servez-lui des amuse-gueule ensoleillés, des trucs qui ne lui demandent pas trop d’efforts, éditeurs, envoyez-lui des rééditions, des textes éprouvés dont il suffit de dire trois mots pompés ici ou là régurgités d’un air entendu. Christophe, mon ami, somnole gentiment entre les pages mode de Elle et ton miroir, mais surtout, SURTOUT, n’ouvre pas le dernier livre de Cormac Mac Carthy, ta vie pourrait se transformer en une longue succession de cauchemars et de cacas nerveux.

“Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant...”
Le ton, la couleur, sont donnés d’entrée. Ce sera comme une longue phrase qui n’en finit pas dont les points ne constituent pas des bornes mais des trous noirs qui aspirent et renvoient inlassablement vers la suite jusqu’à la fin - car c’est un livre qu’on lit d’une traite, un livre qu’on ne peut lâcher, qui vous happe -. Ce sera gris, parce que la cendre recouvre désormais le monde, parce que le temps des couleurs est révolu, parce que l’on est engagé dans un long tunnel blafard et que l’on peine à respirer. Une homme pousse un caddie de supermarché sur une route. À ses côtés un enfant - son fils-. Dans le caddie il y a tous leurs biens, tout ce qu’ils ont pu sauver, grappiller, trouver dans les ruines des cités des hommes désormais désertes. L’homme a adapté sur le caddie un rétroviseur de moto, afin de voir ceux qui peuvent arriver derrière eux. Car des êtres humains, il en reste, peu, certes, mais il en reste. Certains sont inoffensifs, comme ce vieil homme à qui l’enfant insistera pour donner un peu de nourriture. L’enfant, pas encore au fait du STRUGGLE FOR LIFE qui règne désormais sans partage. D’autres hommes se sont ADAPTÉS à la situation nouvelle, en sont revenus aux basiques de l’espèce : TUER OU ÊTRE TUÉ, MANGER OU ÊTRE MANGÉ. Dans ce monde le cannibalisme est un mode de survie, des tribus se constituent, les guerriers tatoués arborent leurs trophées, crânes peints et femelles, ils constituent des réserves de chair, corps sales et nus entassés dans des caves puantes, tomber sur l’une de ces caches, c’est risquer sa vie, c’est risquer d’être soi-même une part de cheptel.
L’homme et l’enfant marchent vers le Sud, parce que l’hiver approche, parce que le froid les tuera aussi sûrement que les humains affamés, parce que la mer reste un mirage dans ce désert de cendres. Le voyage est interminable, par endroits le bitume fond, ailleurs les montagnes soufflent leur blizzard, parfois une bicoque abandonnée livre un trésor, un abri souterrain oublié, nourriture, eau, COCA-COLA, sans qu’il soit possible de s’arrêter longtemps, parce que l’on est soi-même gibier, et que l’enfant est une proie de choix. Alors il faut repartir, pousser le caddie, jusqu’au bout de la route, jusqu’au bout de la Vie, en attendant la Mort.

Cormac Mac Carthy a reçu le Prix Pulitzer pour ce livre, soit la plus haute distinction littéraire outre-atlantique. Ce prix couronne aussi un écrivain hors du commun qui a aligné les chefs-d’œuvre, depuis SUTTREE, en passant par DE SI JOLI CHEVAUX, MERIDIEN DE SANG etc. NON, CE PAYS N’EST PAS POUR LE VIEIL HOMME a été porté récemment à l’écran par les frères Cohen.

Cormac Mac Carthy, LA ROUTE, traduit de l’américain par François Hirsch, éditions de l’Olivier, 2008.

RF TABBI -droits réservés-

lundi, mars 31, 2008

PAUL AUSTER : LA NUIT DE L'ORACLE


Je n’avais plus lu Paul Auster depuis une éternité. Pourtant, à une époque, j’avais dévoré à la suite Mr Vertigo, Moon Palace (sans doute mon préféré), la Trilogie New Yorkaise, Leviathan... livres que je ne saurai trop conseiller, tant Auster a une manière de vous faire entrer dans un univers qui lui est propre et de vous emmener, y compris aux lisières du fantastique, comme pour Mr Vertigo, livre incroyable s’il en est.
Voilà quelques jours j’ai trouvé sous mon oreiller un paquet cadeau. Je me suis tourné vers ma femme, qui souriait, d’un air de conspiratrice. “C’est pour toi” m’a-t-elle dit. Il n’y avait pas de raison particulière à ce cadeau, en écrivant ceci je repense à un poème récent, dont je vous livre un mince extrait : “(...) c’est dire / que ma femme / doit porter des ailes / planquées / à l’intérieur / de ses omoplates / un ange / en mission secrète / sur la terre / qui consacre / une part / de son éternité / à un type / qui ne trouve pas / le temps / de se couper / les ongles / des pieds”. Bref, j’ai donc ouvert le paquet - qui était fait d’un beau papier bleu - et j’y ai trouvé LA NUIT DE L’ORACLE, de Paul Auster.
Il y a des livres que l’on aimerait avoir écrits, ils ne sont pas si nombreux, pour ma part “La nuit de l’oracle” en fait partie. Sidney Orr est écrivain, vit à Brooklyn, et se remet difficilement d’un grave accident de santé. Encore faible, il entre par hasard dans une papeterie tenue par un étrange Chinois (Mr Chang, ça ne s’invente pas) qui lui vend un non moins étrange cahier portugais bleu. Orr n’a plus écrit depuis de longs mois, il est convalescent, sujet à des saignements de nez fréquents, pour tout dire il revient d’entre les morts, un miraculé, pas encore tout à fait vivant. Lorsqu’il rentre chez lui il est littéralement absorbé par le cahier. Repensant à une idée de roman suggérée par l’un de ses amis écrivains (John Trause) (l’histoire d’un homme qui échappe à la mort et qui décide de reprendre sa vie à zéro en disparaissant, anecdote tirée d’un roman de Dashiel Hammett), Orr se met au travail et l’histoire naît sous ses doigts avec une facilité déconcertante.
Alors commence, pour nous lecteurs, le roman dans le roman. L’homme imaginé par Orr s’appelle Bowen, il échappe de peu à la mort lorsqu’une gargouille s’écrase à quelques centimètres de lui. Il prend alors la décision de reprendre la vie qui a failli lui être retirée. Il abandonne sa femme, son travail (il est éditeur) et prend l’avion pour Nulle Part, soit Kansas City. Il a emporté avec lui un manuscrit inédit écrit par Sylvia Maxwell au début du XXeme siècle, un auteur d’importance. Le manuscrit s’appelle “La nuit de l’oracle”. Bowen a rencontré la petite-fille de Maxwell, Rosa, il en est tombé amoureux. Arrivé à Kansas City il cherche à la joindre par tous les moyens. Mais les événements sont contre lui, sa femme, Eva, a fait annuler toutes ses cartes de crédit, il en est réduit à demander de l’aide au chauffeur de taxi qui l’a ramené de l’aéroport. C’est un noir corpulent qui habite dans un des quartiers déshérités de la ville. Et qui lui révèle qu’il dirige le Centre de Préservation Historique. Soit un souterrain dans lequel sont entreposés tous les annuaires téléphoniques, de tous les pays, de toutes les époques. “Cette pièce contient le monde, lui dit le Noir qui dit s’appeler Ed Victory, ou du moins une partie. Les noms des vivants et des morts...” Victory a libéré Dachau. avec son unité. C’est après cette vision de l’horreur absolue qu’il a conçu son projet, “c’était la fin de l’humanité, monsieur Belles Pompes. Dieu a détourné de nous son regard et il a abandonné le monde à jamais.”
Bowen devient l’employé de Victory et, tandis que sa femme le cherche, il classe et range des milliers d’annuaires sous la terre. Il a lu le manuscrit de Sylvia Maxwell et n’a de cesse de relire “La nuit de l’oracle” dès qu’il a un peu de répit. S’engage alors un troisième récit dans cette mise en abîme perpétuelle : Lemuel Flagg est un lieutenant anglais aveuglé par l’explosion d’un mortier lors de la Première Guerre Mondiale. La cécité lui donne un don de prophétie, il entre en transe et les images du futur l’investissent. Ses prophéties vont faire sa renommée, mais aussi son malheur puisqu’il a la vision de l’adultère que commettra sa future femme deux ans après leur mariage. A ce moment, sa future épouse est complètement innocente, inconsciente de l’acte qu’elle commettra dans l’avenir. Situation inextricable pour Flagg qui se suicide.
Sidney Orr est amoureux fou de sa femme, Grace. Sa propre vie trouve de curieuses résonances dans ce qu’il écrit, Grace rêve d’un lieu qui ressemble au Centre de Préservation Historique sans être au courant du projet littéraire de son mari. Comme celui de Bowen avant qu’il n’implose, le couple d’Orr vacille, sa femme a un comportement suspect et finit par disparaître comme Bowen a disparu. Chang entraîne Orr dans une beuverie qui se termine dans un bordel. Une Noire splendide lui fait une fellation. Le pouvoir du cahier bleu apparaît comme étant sans limite. Un pouvoir diabolique capable de faire sombrer lentement celui qui s’y soumet. Paul Auster est un immense écrivain, “La nuit de l’oracle sans doute un de ses meilleurs livres.

RF TABBI - droits réservés -

Paul AUSTER, “La nuit de l’oracle”, Actes Sud 2004, traduction de Christine Le Boeuf.

jeudi, mars 06, 2008

MILLION DOLLAR BABY, F.X. TOOLE


Il y a des livres qui suintent la sueur. Je pense à ceux de John Fante, par exemple, dont on sent qu’ils sortent des tripes, dont on sent qu’il sont la voix de ceux dont les mots sont rarement couchés sur les pages d’un roman. Ils livrent une vérité brute imprégnée de sang, d’odeurs, une littérature populaire au sens noble du terme. Qui peut mieux que Fante parler des conserveries de poisson de Los Angeles, dans lesquelles il a travaillé lorsqu’il était sans un ? Qui mieux que Charles Bukowski peut parler des quartiers de bœufs qu’il lui fallait se trimballer lorsqu’il prenait les boulots qui se présentaient à lui, parce que c’était une question de SURVIE ? C’est là une conception de la littérature bien évidemment incompréhensible aux ectoplasmes germanopratins dont le nom est gravé sur les verres du café de Flore. Alors, disons le tout net aux amateurs de Zeller, de Rey et autres, n’ouvrez pas ce livre, vous risqueriez de finir asphyxiés, laminés, KO...
F.X. TOOLE est le pseudonyme de JERRY BOYD (1930-2002), entraîneur de boxe, son livre a été salué par James Ellroy, rien de moins, grand amateur de boxe devant l’éternel. Sans doute faut-il vivre avant d’être écrivain, ce qu’a fait Boyd. Le résultat est colossal. Chacune des six nouvelles est un modèle du genre, essayez de tenir dix pages sur un combat de boxe, du premier au douzième round (“Combattre à Philly”). Vous êtes là, sur le ring, à prendre des directs en pleine tête, chaque mot vous défonce l’estomac, chaque virgule vous rentre dans les côtes. Vous êtes loin du pays où les écrivains détaillent les contours de leur nombril, et c’est délicieux. Bien sûr, la nouvelle éponyme, l’histoire de Margaret Mary Fitzgerald, adaptée au cinéma par Clint Eastwood, vous tirera des larmes. La tragédie rôde autour du ring, comme à chaque fois que les hommes - et les femmes - mettent leur vie en danger.
Mais Boyd est un vieux briscard qui a suffisamment fréquenté l’espèce humaine pour avoir les yeux en face des trous. “Traces de cordes” est un exact résumé du merdier multiethnique qui agite Los Angeles. Loin des rêves de nos belles âmes, les tensions sont vives, bien réelles, blancs, noirs, hispaniques, cohabitent difficilement, et la valeur humaine est sans aucune corrélation avec la couleur de peau. À ce propos, le portrait d’Air Jordan est saisissant, une belle ordure, archétype du gangsta raper, petit néofasciste faisant régner la terreur, ne supportant pas que d’autres, partageant la même couleur de peau, puissent s’en sortir. Pas facile d’être Noir aux États-Unis. Mais essayez d’être irlandais dans certains quartiers de Los Angeles, pour voir. La boxe, comme le roman noir, est un exact miroir de la société des hommes. Boyd et Ellroy l’ont compris.

Richard F. Tabbi
-droits réservés-

F.X. TOOLE, Million Dollar Baby, traduit de l’anglais par Bernard Cohen, Albin Michel, 2002

mercredi, mars 05, 2008

LE CORBEAU BLANC, d'ANDRZEJ STASIUK : l'Est, j'y reviens toujours...


Andrzej Stasiuk, né en 1960, appartient à une nouvelle génération d’écrivains polonais, pour partie héritiers d’auteurs essentiels tels Tadeusz Konwicki (né, lui, en 1926). L’absurdité glaçante du monde de Konwicki enseveli sous la chappe de plomb du totalitarisme communiste a enfanté des fantômes qui continuent de hanter la Pologne après la chute du rideau de fer.
On retrouve dans Le Corbeau blanc cinq trentenaires aux prises avec les années 90. Années de passage, livre de passage, ouverture des frontières imminente, le livre, justement, se situe à la frontière Sud de la Pologne, dans les montagnes, le froid, la neige, l’attente. Le prétexte : aucun. Une expédition absurde menée par cinq types fatigués de boire et de fumer au bout de la nuit à l’ombre du palais des peuples, dans cette Varsovie qui cloue les rêves des jeunes hommes. Il faudra résister, devenir maquisards. Résister à qui ? À quoi ? Wasyl Bandurko n’a pas la réponse, pas plus que Le Petit, Le Jars, Kostek ou le Narrateur.
L’absurdité qui est à l’origine de l’expédition en devient le nœud : le meurtre d’un garde-frontière, sans raison, parce qu’il neige, qu’il fait froid, parce ce qu’il faut RÉSISTER. Fuir, se planquer, les longues heures d’inactivité dans l’air glacial sont autant de moments où la mémoire ressurgit, car lorsque le présent s’effondre dans le non-sens, que reste-t-il sinon la mémoire ? Le Narrateur recompose ainsi les pièces du puzzle, l’origine du petit groupe, l’école primaire, Wazyl, le riche, dont la mère est membre du parti, Wasyl l’homosexuel, d’abord rejeté, brimé, puis devenu le “chef”, les autres, Le Jars, Le Petit, les premiers émois sexuels, les premières putains, les premières cuites, les maladies vénériennes, les cuites à n’en plus finir, l’absence d’espoir, les journées brûlées à fumer des “popularne”, l’entrée dans le monde du travail, le mariage, tout ce qui les a menés là, dans ces montagnes, à s’ennivrer une dernière fois dans une fuite éperdue vers une frontière qui n’est autre que celle de la mort.

Richard F. Tabbi - droits réservés

Andrzej Stasiuk, Le corbeau blanc, traduit du polonais par Agnieszka Zuk & Laurent Alaux, éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2007.